Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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dans le tourbillon des ondes

Depuis que dans l’atelier d’un individu d’origine douteuse nommé Herz, il s’est avéré sûr pour la première fois que l’émission de la plus petite étincelle électrique met en mouvement autour d’elle des ondes sphériques au rayon presque infini, au-delà des frontières des connaissances en mécanique repoussées au loin, même dans le royaume onirique brumeux et mystérieux de la physiologie, les bardes et les chroniqueurs  des antiques mélopées incantatoires ont repris courage. Ceux-là mêmes qui déjà il y a très longtemps dans des images et des symboles ("âme", "esprit", "vitalité", "volonté", "télépathie") faisaient allusion à ce qu’il n’existe pas de phénomène isolé même dans le monde de l’électricité, tissé par les nerfs des êtres vivants ; et ils commencent de nos jours à clamer de plus en plus crânement et fièrement que les découvertes de la physique n’ont pas précédé, mais au contraire ont justifié leurs pressentiments. Un biologiste français nommé Lakhovsky[1] étudie depuis des années "l’oscillation des cellules", et, en les réglant à des fréquences diverses, produit et guérit des tumeurs. Il considère le corps vivant avec ses nerfs et ses ganglions comme une grande batterie dont chacun des éléments est un récepteur monté sur un émetteur central, et que la vie n’est rien d’autre que l’exécution d’instructions transmises par les oscillations, envoyées par le centre.

Il existe une hypothèse selon laquelle chacun de ces émetteurs guette et suit les ordres d’un encore plus grand émetteur central. Une meilleure compréhension du comportement "spécifique" cohérent des espèces animales et végétales rend cette hypothèse souvent incontournable. Le fantastique que les insectes arrivent à communiquer "à travers l’espace" d’une manière tout à fait régulière et homogène ne nous est pas dicté par une imagination débridée. Nous sommes obligés de le croire par la logique de la "méthode exclusive", c’est-à-dire que cela ne peut pas être autrement. Vous n’ignorez probablement pas que le terme "antenne" en usage dans l’industrie de la radio correspond aux antennes des insectes, étant donné que celles-ci sont très vraisemblablement les pointes vivantes réceptrices et émettrices de la communication sans fil entre les insectes. Ensuite, sur cette base, si nous observons l’harmonie sans faille et efficace du fonctionnement, comment bougent les arthropodes vivant en société, nous devons réprimer un certain doute et un peu de déception quant à la valeur de la technique de communication que l’on croyait jusqu’ici "l’acquit suprême" dans le monde des vivants, la parole humaine. D’un point de vue social, la communication par des notions formulées (des mots) ne s’est pas avérée être une solution supérieure et définitive la plus pratique. Tout ce qui s’est produit jusqu’ici de bon et d’utile au cours de notre histoire (très rarement !) afin de rendre supportable la cohabitation des gens, nous ne le devons pas à des déclarations verbales. Ne nous comprenons pas mal : je suis bien d’accord que les propos de Socrate, Platon ou même Rousseau étaient consacrés à cette cause. Mais mon sentiment est que ces propos n’étaient nullement la source d’une amélioration mais seulement les conséquences d’un contact, d’une discussion, d’une négociation de paix plus profonds, secrets, intérieurs, qui tournoyaient depuis longtemps dans l’air entre les cerveaux humains, sans mots, sautant électriquement et directement d’une âme à l’autre. "Ils étaient dans l’air" comme on dit, avant d’être exprimés – comment autrement seraient-ils tombés sur un sol fertile ? Un peu de méditation, de bruit généré par nos gencives et notre langue, les quelques lignes sinueuses que nous mettons sur papier, pourraient receler une importance décisive orientant nos actions, s’ils n’étaient pas surmontés par un échange muet et permanent de messages maintenant ensemble notre espèce humaine dans un immense réseau téléphonique aérien dans lequel chaque raison humaine capte l’émission des autres et y répond. Comment pourrions-nous nous comprendre en paroles, si nous ne connaissions pas à l’avance le sens des mots, grâce à un contact plus ancien, plus fin, plus différencié ?

Cette communication se répand parmi nous sur des ondes d’étincelles comme tout autre processus physique ou physiologique. Elle joue un rôle plus essentiel dans la compréhension intellectuelle entre les humains que les mots qui ne font que justifier, sacraliser, quasiment authentifier après coup les accords. Tentons une expérience par la pensée : isolons l’un de l’autre deux hommes en conversation dans des chambres de plomb épais ne permettant la pénétration d’aucun rayon, par même des rayons cosmiques. Si mon hypothèse est juste, il devait apparaître qu’en poursuivant leur conversation (supposons, de manière indirecte) ils commenceront brusquement à ne plus se comprendre, les mots sonneront creux, il manquera ce processus intérieur sans lequel il n’y a pas de contact psychique.

Il est probable que tout ce que nous pouvons appeler esprit du temps, est le résultat de tels entretiens intérieurs, non exprimés par des mots – comment pourrait-on autrement comprendre ces mouvements intellectuels et passionnels brusquement enflés qui sont diamétralement opposés à la littérature de l’époque, son style de vie publique, son atmosphère artistique, toute la convention "articulée". Et puisque ce processus double, celui qui est intérieur, réel, et l’autre qui est extérieur, artificiel, est venu sur le tapis, nous devons nous arrêter un instant afin de pointer un événement particulier de cet ordre de l’évolution, observable peut-être pour la première fois au cours de l’histoire, lorsque les deux sortes de contact semblent s’opposer l’un à l’autre pour se combattre. C’est une contradiction étrange qui attire notre attention sur cette tragédie rare. Chaque événement du siècle dernier faisait croire à l’observateur de l’histoire que, comme la loi de l’évolution permettait de le prévoir, l’importance individuelle de l’homme est arrivée au seuil de l’épanouissement et de la floraison complète, dans l’intérêt de l’espèce humaine. Nous sommes arrivés à un point où une sorte d’instinct de l’espèce, comme reconnaissant sa propre valeur, cède sa place à l’individu, qu’il revêt d’une liberté complète pour qu’en échange elle lui procure des ailes et qu’elle le pousse au triomphe dans le monde des vivants.

Or, l’effort vers la liberté de l’individu s’est arrêté net. À la porte de la victoire finale, lorsque l’espèce humaine venait de prendre possession du dernier cadeau de l’individu libéré, la radio artificielle – comme si une panne s’était produite dans le milieu des ondes radio naturelles fonctionnant entre les humains. Des craquements, parasites, troubles atmosphériques. Des bruits de foules, justement contre cette liberté à laquelle nous devons tous les miracles rédempteurs du siècle dernier.

Que se passe-t-il ?

Je suis atterré par une vision étrange.

Tel Adam au musée de cire luciférien, je vois les ondes tourbillonnant autour de moi, "ce Magnétisme émanant des vivants – cette Électricité que le savoir génère dans les objets morts" – elles s’entre-pénètrent, elles se mélangent, la gorge effrayante du tourbillon incessant menace de tout engloutir. Pendant que je suis assis ici, il est manifeste qu’autour de mes oreilles mille voix différentes discourent, chantent, argumentent et bataillent, les mille émetteurs radio artificiels : des conférences de propagande, des persuasions, des adjurations, des insinuations tonitruantes, avec des mots, des mots et des discours, des quatre coins du monde. Qui oserait prétendre que mon système nerveux sensible, mon subconscient n’en saisit rien, uniquement parce qu’il n’y a pas de récepteur à proximité ? Un de mes amis, un ingénieur, a fait un jour irruption chez moi à l’aube, il m’a traîné dans son atelier pour me montrer sa découverte : sans pavillon et sans microphone et sans haut-parleur, à l’aide de deux bouts de fil placés près de mon nerf auditif, je pouvais, entendre l’émission en cours ! Ces deux bouts de fil, que sont-ils d’autre qu’un prolongement grossier de mes antennes nerveuses ?

Serait-ce cela l’explication ?

L’émission radio grossière par les grandes ondes, claironnant les mots déclarés, aurait-elle troublé (par interférence) la communication sensible par ondes courtes par laquelle un cerveau humain pur et libre voulait envoyer son message à un autre cerveau humain pur et libre, au nom de l’affection et de la bonne volonté ?

Qui sait ?

Il paraît que la radio artificielle a aussi troublé l’ordre météorologique dans l’atmosphère de la Terre.

 

Pest Napló, 24 août 1938

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[1] Georges Lakhovsky (1869-1942). Biologiste américain d’origine russe qui vécut en France.