Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Brusquement le ciel
s’éclaircit lorsque je me tournai distraitement là
où une minute auparavant un rideau de nuages discret tombait encore sur
l’horizon, je dus vite détourner mes yeux pour leur
épargner la flèche directe des rayons du soleil.
C’était la première fois que j’observais que ce geste
n’était pas purement défensif – il contenait aussi
quelque chose de vexé et de honteux. Le problème n’est pas
seulement que nous sommes incapables de regarder le soleil. En revanche je
n’avais pas encore compris que le soleil de son côté,
amusé et intraitable, chaque fois qu’il me voit, il me vise en
face, avec tout son appareil. Un projecteur continuellement en alerte pour
lequel il n’y a pas de rôle insignifiant ou moins important sur la
scène de la Terre. C’est avec le même zèle
qu’il éclaire le jardin suspendu de Sémiramis et les
écuries d’Augias. Il est une lampe Jupiter allumée en
continu, dirigée dans le grand studio de la Vie sur l’image
suivante à éclairer, pour surtout ne perdre aucun geste
important…
Mais pour qui ?
Peut-être n’est-ce même
pas un projecteur mais la Machine réceptrice elle-même, ou encore
sa lentille ardente ? Et derrière cette machine le film tourne
depuis des millions d’années. La prise de vues divine sur la
tragédie que Dieu a mise en scène pour ensuite la montrer et la
tourner pour les anges, pourvue des légendes adéquates, accompagnées
de la musique des sphères ?
Attention, Mesdames et Messieurs ! Nul
geste, nul clignement des yeux, nulle moue des lèvres, nul regard
dérobé, ne passera, tout se pérennise dans le film de
Dieu. Un jour on transmettra tout cela aux critiques célestes, en gros
plan, là où c’est nécessaire.
Et qui sait comment les légendes,
les sous-titres, rendront compréhensibles la joie et la souffrance, le
vice et la vertu ?
J’avais vingt ans. Je me promenais
sur le corso avec le grand mécène. Nous sommes passés sous
une affiche géante dont le texte affichait : « Tout
homme cultivé doit lire la revue littéraire Temps Nouveaux ». J’ai remarqué
méchamment :
- Écrite par d’autres.
C’était bien trouvé,
cela a bien plu au grand mécène. Le lendemain je l’ai
pourtant revu dans la rubrique anecdotes
d’un journal, de la façon suivante :
À L. H., l’éminent
esthète et publiciste, le favori de la haute société, le
mécène généreux des arts, le causeur le plus célébré…
(etc., etc.) quelqu’un
a dit : (et ici vient ma petite remarque).
Autrement dit, on a
célébré le mécène, homme spirituel à
qui on dit des phrases drôles.
À propos de critique.
Kosztolányi a écrit quelque part à mon propos :
autant je fus un critique impitoyable de la littérature de mon temps en
tant que caricaturiste, autant il me trouvait incertain lorsque
j’écrivais des recensions sur des livres et des pièces de
théâtre. J’étais trop indulgent à son avis.
Quand j’y repense, je dois reconnaître qu’il avait raison. Ce
n’est jamais le maximum, c’est toujours le minimum qui était
mon échelle face à des créations artistiques – je ne
cherchais pas les défauts que l’on aurait pu chercher, mais les
quelques qualités qui s’y trouvaient. Je l’avoue, quand on
me montre par exemple un dessin d’après nature, je suis saisi par
une sincère admiration que l’artiste n’a pas
dessiné un candélabre à bras pour une boulette de fromage
blanc, mais plutôt, par exemple, pour un râteau de jardinier. Cela
est déjà beaucoup par rapport aux millions d’hommes
totalement incapables qui voient l’éléphant comme un
moustique et qui voient Napoléon dans un chevreau nouveau-né.
- Ne le croyez pas ! –
m’a soufflé à l’oreille un autre gros bras, en voyant
que son « copain » sous le porche voulait me refiler de
la marchandise. – Il ment, il n’est absolument pas vrai
qu’il aurait volé sa marchandise, je l’ai vu de mes propres
yeux l’acheter à une vente aux enchères, cet escroc !
En revenant à Venise passablement
appauvri, il apprit que pour Antonia ça allait plutôt bien, sauf
qu’elle avait énormément forci. Shylock acheta une
entreprise de cosmétique en faillite et proposa à Antonia
d’accepter de se faire découper une livre de chair dans son ventre
par son chirurgien, éminente autorité dans ce genre
d’opérations plastiques modernes. Elle s’allongea sur le
billard avec enthousiasme et déboursa une jolie somme pour se débarrasser
de sa graisse superflue.
Propagande.
Une définition congrue de cette notion :
Communication sans fondement.
Affirmation sans argumentation.
Thèse sans déduction.
Loi. Elle
ne peut servir qu’à prescrire ce que nous ne devons pas faire. Que devons-nous faire ? Cela nous regarde.
Cigarette.
Si tu comprimes un paquet de cigarettes cylindriques, elles prendront une forme
prismatique hexagonale. Elles ressembleront à des rayons de ruche. Comme
c’est curieux ! Les abeilles auraient-elles ainsi trouvé
cette forme parfaite de l’exploitation de l’espace ?
Sciences
naturelles. Aujourd’hui j’ai lu dans les notes d’un
entomologiste que seules les femelles des
moustiques piquent. Je n’y ajoute aucune remarque, si
j’étais moustique, par cette remarque, je serais moi, le
mâle, la première exception.
Pater
noster. On a l’habitude de dire du Pont aux Chaînes
qu’il est comme la vie. La comparaison collerait mieux à cet
ascenseur.
Forêt
vierge. Regarde les pauvres petits gibiers poursuivis, comme ils
fuient devant les grands fauves ! Toutes ces voitures qui filent, les
trams qui tintinnabulent, les motos qui vrombissent – les piétons
terrorisés zigzaguent au milieu.
Espace, espace pour moi ! – cria le
grand poète,
Bouillonnant, en profondeur.
Puis il mourut, bien qu’on lui
eût fait fête.
Et ça venait du fond des cœurs.
–
Mais ce vœu s’accomplit
d’une façon parfaite.
La ville donna son nom
À la Place des Maquignons.
I.
Le chien et le
cambrioleur
C’était un chien exemplaire.
Il était arrivé dans la maison en petit sauvageon campagnard. Il
reçut la meilleure éducation, on le domestiqua et on en forgea un
chien raffiné, seigneurial, hautement civilisé. Il ne jappait et
ne montrait jamais les dents, au contraire, il veillait que personne ne
dérange le sommeil de ses maîtres. Une nuit la maison reçut
la visite de cambrioleurs. Le chien leur offrit un accueil hospitalier, il joua
et badina gentiment avec eux. Et constatant qu’ils travaillaient sur la
pointe des pieds, il les conduisit au coffre-fort pour qu’ils
évitent de faire le moindre bruit.
II.
Présence
d’esprit
Pendant une représentation, le feu
s’est déclaré au théâtre. La panique se serait
emparée du public – s’il ne s’était pas
trouvé dans l’orchestre un soliste héroïquement pondéré
et courageux pour sauter devant le rideau et rassurer les gens par un discours
de sa voix d’airain. Sa présence d’esprit eut une telle
force suggestive que le public resta tranquillement assis à sa place et fut
carbonisé avec le
théâtre.
Színházi
Élet, n°37, 1938.
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Élet