Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

Écoutez ! J’ai terminÉ !

Écoutez !

C’est un homme d’État génial qui a inventé cette formule oratoire au début du siècle, se rappelant probablement un modèle classique, mais tout au moins la fameuse concision napoléonienne. Le rhéteur, selon les lois du style, lorsqu’il se présente devant la foule sur une scène, une estrade ou un balcon, tape du pied, porte un regard autour de lui et quand les ovations de cent mille voix se transforment en cent mille silences sous l’effet de ses yeux farouches et de son battement de pieds, il déclare d’une voix de stentor : Écoutez ! Et une fois arrivé à la fin de son message formulé en mots concis et vigoureux, il bat encore du pied et annonce : J’ai terminé !

Ce style est devenu une mode et il a fait des adeptes un peu partout en Europe et, comme c’est souvent le cas, bientôt même en Asie ; les orateurs suivent ce style même s’ils ne savent pas le remplir d’un nouveau contenu, par manque de talent. Sans l’expliciter, ils font inconsciemment imaginer l’appel « Écoutez ! », avant leurs phrases fièrement crépitantes.

Imaginer seulement, pourtant ces disciples pourraient prononcer ce mot, mieux même que leur modèle qui, lui, avait au moins quelque chose d’original à dire. En effet, ces déclarations de début et de fin vaudraient, chez un caractère pratique, des instructions, un mode d’emploi adressé aux auditeurs, à la manière des flacons de médicaments dont la vignette porte l’instruction « usage externe » ou « une cuillerée à café toutes les demi-heures ». Il est effectivement salutaire d’informer l’auditoire de ce qui va suivre, qu’ils vont entendre un discours, cette invention vieille de cinquante ou soixante mille années, dont la tâche originale était de distinguer la raison humaine des instincts animaux. Or, pour ce qui est des communications à la mode de nos jours, il n’est pas inutile de préciser que cette communication est censée se faire sous forme de paroles et non par une manifestation quelconque de la nature humaine, comme pourraient se l’imaginer les plus naïfs des auditeurs en entendant ce prétendu "discours".

Il est indubitable en effet que, comme dans tant d’autres domaines, dans le monde des mots et des désignations aussi, la confusion est désormais la règle. La rédaction de la nouvelle encyclopédie sera contrainte de remonter jusqu’à la naissance des mots, si elle veut déceler la signification qui se cache derrière. Ce n’est alors pas une question qui relève de la psychologie de savoir quels étaient les besoins anciens qui ont fait naître la parole humaine à partir de sons archaïques et de cris instinctifs, mais il est clair que si le mot a reçu une formulation propre parmi tous les possibles, les gens se sont mis d’accord sur un mot à part, comme convention généralement obligatoire, quand ils se sont rendu compte que cette invention sert surtout et avant tout à communiquer et à diffuser des notions générales, notions dont seul l’homme parmi les êtres vivants reconnaissait l’importance, et qui se distinguent d’autres surtout parce qu’ils résistent non seulement dans l’espace mais aussi dans le temps, ils se fixent dans le cerveau, ils deviennent des composantes pour différencier notre nature humaine par notre particularité de savoir exprimer non seulement nos besoins momentanés, nos désirs et notre volonté, mais ils désignent aussi une fois pour toutes et de façon décisive l’orientation et le but de ces besoins et ces désirs concernant le genre humain en général.

Naturellement cela ne signifie pas que l’expression des instincts, des sentiments et des passions aurait été oubliée par ceux qui ont inventé le vrai parler. Bien au contraire, ils ont inventé et mis énormément de mots à la disposition de ces efforts, surtout au début, quand la reconnaissance des notions abstraites était encore ardue. Mais ceci était en réalité un cadeau généreux, un trouble de la richesse, au service d’une culture dont la parole n’est pas une condition vitale, une culture qui n’est pas née par la parole en tant que descendant tardif, la raison, qui (d’après une théorie astucieuse de Nietzsche) ne l’a pas précédée ni n’était sa conséquence non plus : elle est née en même temps que la parole. Les sentiments et les passions ont toujours eu et auront toujours, même au-delà de la signification des mots, même dénudés, leurs moyens de communication, leur instrument de musique à plusieurs cordes : les sons, les cris, les gestes, les expressions, la mimique du visage, le jeu des yeux et du corps, la comédie, la musique, la dance et, en dehors de la poésie, toutes les autres expressions artistiques.

Bref tout ce qui peut se dire en rythmes, en résonance.

Par contre le discours n’est ni rythme ni résonance. Pas même dans ses moyens. On parle avec les bruits des gencives, de la langue et des dents, en soulignant que ce n’est pas adressé aux passions mais à la raison. On ne parle pas à la foule, mais au représentant de la raison qui est un autre homme, même si cet autre homme se présente en un grand nombre de spécimens. Car, d’une manière paradoxale, un discours sous sa forme inventée pour tout le genre humain est un dialogue,  et cette manifestation de sentiments qui n’a d’importance que pour deux êtres humains est en réalité générale et directe.

Donc il n’y aurait pas de problème et tout irait bien si justement en Europe, à la chaire classique des exercices de discours et d’interprétation, il n’y avait pas un déplacement et une inversion des rôles. Là où on aurait besoin d’un culte des sentiments et des passions nobles, dans les arcanes des arts, se répand une "tendance" à des arguties, une analyse du sens des choses. Face à cela, à la chaire des intérêts des foules et des sociétés, dans la politique, se produisent de plus en plus souvent des talents qui sont de véritables talents synthétiques, des talents d’experts pour exprimer les sentiments et les passions humaines. En écoutant et en lisant les "discours" et les déclarations politiques, les profanes comme moi qui ai beaucoup vu, se sentent attristés. Ils se disent : quel dommage qu’un ténor de cette qualité, ou un poète, ou un violoniste, ou un comédien de caractère, ou un acrobate, comme l’homme d’État en question, n’ait pas su se faire un trou à l’opéra ou au music-hall, quel dommage qu’il soit obligé de gaspiller son génie dans un rôle aussi indigne et ennuyeux que le replâtrage et la gestion des affaires plus ou moins pénibles d’un pays, d’une classe ou d’une société, ce qui est majoritairement un problème mathématique.

Comprenons bien qu’il s’agit de la forme. Je n’ai absolument pas dans l’idée de nier l’importance qu’ont les sentiments et les passions des communautés susmentionnées. Il n’est pas exclu non plus que dans l’époque troublée qui est la nôtre ces sentiments et ces passions, les "instincts" des classes et des sociétés, soient plus importants que leurs intérêts visibles, par conséquent ce n’est pas un hasard si plutôt que des esprits flamboyants, ce soient des cœurs flamboyants qui choisissent la carrière politique. Il conviendrait pourtant de savoir distinguer. Il faudrait par exemple ordonner, ou plus encore, mettre à la mode, que ceux qui incarnent la cause des foules, n’oublient pas de savoir l’informer dans le langage de la raison, par la voie du parler. Mais ceux qui se basent sur les instincts de la même foule, la manipulent, ils usent du vieux langage des émotions. Ils chantent, dansent, coqueriquent du haut de leur tribune pour qu’on puisse les distinguer des gens pour qui le mot n’est ni image ni son, mais une conception à contenu engageant une responsabilité.

Ou, si ces manipulateurs sont majoritaires et on n’a plus besoin des autres, il faudrait tout de même veiller à ce qu’à l’avenir leur genre ne s’éteigne pas complètement. Je viens de lire que des savants américains ont calculé que le crâne humain a tendance à grandir et à prendre une forme ressemblant à une coupole. On dirait que la nature a tout de même prévu, malgré l’expérience, que le cerveau humain se remettra à augmenter. Cela serait la mission de l’intelligentsia n’ayant pas trouvé sa place dans la politique de construire et d’accomplir cette coupole. Mais l’expérience médiévale montre que la construction d’un dôme est un travail gigantesque, elle exige des siècles, et ceux qui le construisent ont besoin de liberté et d’autonomie dans le travail pour transmettre leur tâche de génération en génération, car le plan des ingénieurs ne représente pas des sentiments et des passions mais des chiffres et des notions.

J’ai terminé.

 

 Pesti Napló, 16 janvier 1938.

Article suivant paru dans Pesti Napló