Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
"un procÉdÉ spÉcial…"
Vulgarisation scientifique
« Ce savoir désinvolte pour gagner sa vie »
(Lucifer)
Ils ont
de plus en plus nombreux. Leur nombre augmente, Ils s’épanouissent, ils
remplissent la vitrine de la librairie – surtout à Noël et à Pâque, mais en
fait toute l’année. Ils sont bariolés et alléchants : recouverts d’or et
d’argent, ils vous sourient. Autrefois c’étaient des correspondances amoureuses
et des livres de songes qui se vêtaient de cette façon. Les couvertures sont
décorées de dessins amusants, le titre même est souvent plein de bonhommie.
Cette littérature s’appelle :
vulgarisation scientifique.
Il fut un temps où ces livres étaient
bienvenus. Le langage technique de la vraie science était trop sec et abstrait.
Il avait conservé la concision et la précision sans équivoque de sa langue
maternelle, le latin. Il considérait que son unique tâche était l’expression du sujet et non sa communication. Celle-ci était assumée
par la pédagogie, dès lors que
l’éducation secondaire moderne insufflée par Pestalozzi était née, et les
livres scolaires ont pris la place de la littérature scientifique.
Le monde a passablement changé depuis. La
science a quitté la tour de guet bureaucratique de l’enregistrement des
phénomènes, elle a emprunté les ailes de l’art, l’imagination, elle s’est aventurée dans la stratosphère et à
l’intérieur des noyaux des atomes (cela revient au même). Pour citer une
distinction spirituelle de Poincaré, « une vision géométrique » a
conquis les sciences naturelles, un discours imagé est devenu à la mode même en
mathématiques, domaine qui pourtant, tel un rite juif sévère, refuse l’aide des
figures et des idoles. (Voir : "De la table de multiplication au
calcul intégral", de Colerus[1].)
C’était un progrès louable, même si l’art
en a pâti un peu. Resté sans ailes, il s’est aigri et, comme s’il avait changé
de place avec la science, il est devenu sobre et pédant, sa principale ambition
était désormais la "fidélité", "l’authenticité", le
"reportage".
En revanche, en ce qui concerne la
pédagogie (qui, en réalité, n’a rien à voir avec la compétition des deux grands
cultes, la science et l’art), un grand mouvement inattendu et pas facile à
comprendre s’est mis en marche dans les deux dernières décennies. Sans doute ne
s’agit-il pas d’un esprit du temps, mais d’un simple symptôme, d’une vague
conjoncturelle commerciale de l’offre et de la demande. Il est non moins vrai
toutefois que cette vague commence à devenir agaçante, elle nous monte jusqu’au
menton et jusqu’à la bouche, et son écume nous éclabousse les yeux. Le livre scolaire, ce genre littéraire dont
la raison d’être est par ailleurs douteuse et que favorisent un temps l’État et
les autorités, s’est échappé des murs de l’école où tel un outil de discipline
et punitif il servait l’éducation de l’homme préhistorique, la grande cause de
civiliser par le fer et le feu les sauvages appelés des enfants. Il s’en est échappé comme si on lui avait ouvert la porte,
et en même temps que lui, le fouet
aussi s’est faufilé hors de la cage pour exiger une existence propre, autonome,
en s’alliant avec son esclave d’autrefois, l’écolier "adulte". Pour y
parvenir il a revêtu un style affable, il s’est orné de rubans, de fils
argentés, de chocolats et de papillotes comme l’instrument du Père Fouettard
pour qu’on ne le reconnaisse pas, car c’est l’intérêt du commerçant de rendre
aimable à nos yeux ce qui nous faisait le plus horreur dans notre enfance.
- Monsieur, dit le commerçant, ce
livre vous permettra de rattraper ce que vous avez manqué à l’école ou ce que
vous avez oublié depuis – en y rajoutant la période récente de l’histoire des
sciences. Qui plus est, de façon agréable et amusante ! Veuillez jeter un
coup d’œil sur ces illustrations charmantes, splendides ! Et déjà le
titre : « Que doit-on savoir de l’univers », « Les
merveilles de la science », « Le petit physicien », « La
petite Esther et l’évolution de la science des drakkars vikings au vol des
fusées ». Il est indispensable pour un homme moderne, désireux d’acquérir
une culture générale.
Tu observes la couverture bariolée et les
noms alléchants. D’après Huxley, Eddington et Wells, "popularisé" par
le professeur XY. Tu te gratouilles un peu, parce qu’en ce qui concerne Wells par
exemple, il savait écrire assez "populaire" déjà tout seul, peut-être
même un peu trop. En revanche, le dernier livre de ce genre que tu as lu,
« La science de la Vie » de Wells et Julian Huxley, était
véritablement amusant et instructif. Aurait-on inventé, découvert ou connu
quelque chose de nouveau depuis, dont toi, simple mortel, ne soit pas encore au
courant ? Tu achètes quelques-uns de ces volumes, ils pèsent bien lourd,
ils ont été imprimés sur du papier épais et en lettres aussi grosses que les livres
en Braille pour les aveugles.
Puis le soir, dans ton lit, tu te mets à
les feuilleter.
Tu tournes vite les pages, car étant une
personne adulte, le ton jovial affecté sur lequel on s’adresse à toi avant de
passer au sujet dans un verbiage exagéré t’irrite un peu. L’auteur te tapote
l’épaule : le Monsieur que tu es ne s’est jamais demandé, n’est-ce pas,
quand tu marches dans la rue, pourquoi en réalité tu lèves le pied, et une fois
que tu l’as levé, pourquoi tu seras obligé de le reposer. Il ne t’est jamais
venu à l’esprit de méditer sur les deux forces qui gouvernent ici, l’une qui le
soulève, l’autre qui le repose ? Tu vois, cela ne t’a jamais effleuré, eh
bien, moi je vais te l’expliquer.
Tu es un homme courtois, tu n’entres pas en débat avec l’auteur qui de toute façon n’est
pas présent, même si tu avais envie de lui dire deux mots dans le genre :
et comment, j’y ai pensé, je connais parfaitement la différence entre la
gravitation et la force musculaire, laissez ce ton enjoué, Monsieur le professeur,
allons, avançons, passons à ce qui m’intéresse, la nouveauté que j’aurais
ignorée et dans l’attente de laquelle j’ai acheté ce livre.
Mais elle ne vient jamais.
Vingt pages plus loin tu es arrêté par une
figure. Tu espères que là peut-être le Faust du jour aura pitié de son disciple
assoiffé de savoir pour qu’il puisse apprendre quelque chose.
La figure représente une boîte en verre de
bonne taille, remplie d’eau. Deux mains trempent dans l’eau, de l’une monte une
sorte d’objet, de l’autre un autre descend.
Légende : « Le liège tend à
monter à la surface de l’eau, le morceau de plomb, lui, par son poids,
s’immerge au fond du récipient. »
Apparemment il n’a pas encore entamé son
sujet. Tu feuillettes une quarantaine d’autres pages.
Sur l’illustration suivante une figure
humaine se tient dans un des plateaux de la balance, dans l’autre une immense
pile d’assiettes. On lit en dessous : « Il faut un grand nombre
d’assiettes en porcelaine légère pour tenir en équilibre un homme de soixante
kilos. » Sur la page en face, une autre illustration reprend la même
image, avec moins d’assiettes, ainsi légendée : « Il faut moins
d’assiettes en plomb lourd pour le même résultat. »
Encore quatre-vingts pages plus loin tu
apprends que la Lune n’est pas aussi petite que tu la voies et comme tu le
croyais, mais bien plus grande. Et aussi, si tu arrives à cacher de ton doigt
le clocher de l’église, ce n’est pas parce que ton index est plus grand comme
tu en étais convaincu jusque-là, mais parce que le clocher de l’église est loin
alors que ton doigt est tout près.
Dans une certaine lassitude tu as envie de
poser le livre quand, enfin, un titre te saute aux yeux : comment
fabrique-t-on le verre de couleur ? Enfin du nouveau ! C’est vrai, tu
ne t’es jamais demandé comment on donne des couleurs au verre.
Une étude concise et dense t’apprend que le
verre de couleur se fabrique de la même façon que le verre ordinaire, mais
« par un procédé spécial ».
Point.
Ce qui reste dans le livre, cela ne
t’intéresse plus. C’est très précisément le cas d’un livre qui, comme on dit,
« est tellement intéressant qu’on ne peut pas le poser ». Tu ne le
poses pas, tu le jettes par terre.
De nos jours les vitrines des libraires
sont remplies de ce genre de nullités, la consolation d’écoliers de maternelle,
fourrés de « procédés spéciaux », ils ont le culot de réclamer
quatre, cinq, voire dix pengoes pour un livre
scientifique de ce genre.
J’en rougis devant la postérité.
Pour l’amour du ciel, à quoi cela
sert-il ? Qui est-ce que veut éclairer
ce nouvel encyclopédisme ? Est-ce la
grande masse ignorante qu’il convient d’élever à un niveau culturel ?
Mais, une personne qui ne sait pas ces choses dont ce livre veut l’éclairer, ne sait ni lire ni écrire,
lui offrir des livres c’est peine perdue.
Retourne aux livres source, cher lecteur,
laisse tomber cet « enseigner en s’amusant ». Retourne sans
tergiverser aux savants ! Ou bien, si tu crains que pour comprendre
l’univers, celui qui cherche cet univers avec ses propres yeux soit pour toi un
professeur trop sérieux, retourne plutôt aux livres scolaires ! Là au
moins le fouet te force à avaler une nourriture digeste, à la place de ce camarade jovial qui farcit ta tête avec
de la mousse usagée.
Mais si tu ne veux même plus des livres
scolaires ?...
Comment dit déjà Kant dans la préface des
« Prolégomènes » ?
« Dans la Critique de la Raison Pure j’ai essayé d’expliciter les pensées
développées dans un langage plus accessible, car certains se sont plaints que
je leur avais offert une lecture trop ardue. J’ai peut-être réussi ainsi à me
faire comprendre à des lecteurs plus confortables. Mais si certains persévèrent
dans l’idée que même de cette façon je mets trop à l’épreuve leur intelligence,
je me permets de leur signaler qu’il existe tant de sortes de métiers en ce
monde… Tout le monde n’est pas obligé de se consacrer à la philosophie. »
Ni à la science. La science aussi, comme le
verre de couleur, se fabrique par « un procédé spécial ».
Pesti Napló, 30 janvier 1938.