Frigyes
Karinthy :
"Deux Bateaux"
Dieu soleil
Au
commencement était un mur gris, au bas de ce mur gris un long trait
sombre, puis quelque objet solide. Devant le brouillard tournoyait une volute
cotonneuse, et une douleur à l'intérieur, ce méchant mal,
peut-être le démon. De cette douleur à l'intérieur
provenait un bourdonnement fort, permanent et rythmique ; c'était
un bruit primordial qui s'était détaché du chaos comme un
phénomène à part et bien distinct. Tout le reste se
concentrait maintenant autour de lui et se mettait en rotation.
Mais
la douleur s'intensifiait à l'instar du bruit. Désormais on
pouvait très bien distinguer les deux phénomènes :
douleur et bruit issus du chaos initial.
Et
c'est sur ce mur gris que le dieu est apparu une première fois. Un coin
de sa longue traîne jaune a effleuré le mur tout au long. C'est
à cet instant que je me suis éveillé. Alors le bruit a
cessé pendant quelques minutes ; pendant quelques minutes –
j'avais encore l'autre côté en mémoire le moment du
rêve – j'ai vu, flou et embrouillé, les douces collines, le
champ automnal nébuleux et un instant je me suis même
aperçu moi-même au flanc de
Oui,
je me rappelais tout cela à l'instant où le trait jaune est
apparu pour la première fois sur le mur. Et alors je savais encore
clairement que l'arbre c'était moi. Je me rappelais aussi qu'une
espèce d'animal était venue et qu'avec ses dents il avait
brusquement arraché le fruit dur et enflé qui était
également moi. Puis, peu après quelque chose d'horrible est
arrivé : l'animal râlait et trépignait tandis que moi
je sautillais effrayé et trépidant dans son intérieur.
J'étais alors liquide, rouge et visqueux, et je ne voyais que rarement
le dieu jaune. Il m'est bien apparu encore un instant mais cette fois vraiment
fugitif. Je me suis retrouvé dans la noirceur d'une galerie souterraine
où on m'a trituré, pétri, macéré,
délayé, façonné. Enfin je suis devenu une toute
petite bille et alors j'ai pu m'accrocher. Je me suis accroché et j'ai
cru que pour un temps je pouvais être tranquille comme là-bas, au
flanc des collines. Le dieu jaune y était également mais je n'ai
pas perçu qu'il était jaune, j'ai seulement senti sa chaleur et
moi, affamé et exténué, je me suis mis à gober
cette chaleur. Je me retrouve une fois de plus au flanc de la colline,
pensais-je, dieu merci, et lentement, prudemment, j'ai commencé à
déployer mes racines – j'étais environné d'une bonne
terre douce, chaude et sombre, et j'ai commencé à aspirer,
à siroter l'humidité et la chaleur de cette terre.
Puis
vint une sorte de sculpteur qui a encore commencé à me modeler.
Il a brassé ma frondaison, de mes nombreux petits rameaux il a
confectionné quatre grosses branches, il en a replié deux vers
mon tronc. Mes radicelles aussi, il les a tressées en une racine coriace
et flexible. C'était très amusant. Entre-temps de très
vieux souvenirs me sont revenus à l'esprit lorsque je m'amusais à
expérimenter tout un tas de choses : je pataugeais dans l'eau, je
faisais des glissades sous l'eau, je jouais à cache-cache entre les
arbres, j'étais heureux. J'ai apostrophé le dieu chaleur :
je voulais encore jouer. Le dieu chaleur ne voulait pas mais je me suis
obstiné. Je me suis métamorphosé en un petit têtard
et je lui répétais avec entêtement que ce serait bien,
j'avais déjà essayé. Mais il est apparu que je respirais
mal, les branchies aspiraient insuffisamment d'air, j'ai failli m'asphyxier. Tu
vois, m'a dit le dieu chaleur, et il a clos les petites branchies et il a
gonflé deux petites vessies à l'intérieur de mon tronc.
Cela m'a mis tout de suite plus à l'aise. J'ai ensuite poursuivi mes
expériences, oui c'est ça. J'ai pensé à de vieux
compagnons d'autrefois, des oiseaux, des phoques, des chats et des
guépards, avec lesquels je courais autrefois, j'ai tenté d'en
faire autant encore. Mais ce n'était pas ça, j'ai fini pas cesser
tout effort et j'ai fait confiance au seul dieu chaleur. Je me suis
contenté d'absorber les humeurs humides et j'ai beaucoup dormi. Puis
tout s'est encore embrouillé et pendant un long moment ce fut le silence
et le vide.
C'est
maintenant que je me suis éveillé à ces choses pour la
première et la dernière fois, maintenant que le trait jaune est
apparu sur le mur. Alors, il me semble, je savais encore de quoi il s'agissait.
La voix était revenue, cette fois il était clair qu'elle
émanait de moi et que l'arbre qui était là, au flanc de la
colline, se trouve maintenant ici, devant le mur, enraciné dans une
espèce de terre ronde et dure, ses racines sont déchirées
et fanées, ses branches ballottent blêmes, amollis et sans
feuilles. Le coteau, ce coteau amical, n'est maintenant qu'un mur blanc, et la
traîne jaune du dieu glisse maintenant le long de ce mur comme autrefois
sur le coteau. Et l'arbre maintenant, c'est moi. Et c'est alors que je me suis
éveillé à la douleur qui sévissait dedans, dans mon
tronc. Ce mal provenait probablement de ce que mes racines ont
été déchirées et je n'arrivais pas à
m'accrocher comme il faut dans la terre pour en aspirer l'eau. C'est pourquoi
j'ai ressenti cette douleur et ce vacillement qui faisait vibrer ma gorge,
cette voix.
Quand
le trait jaune est apparu sur le mur, je me suis tourné dans sa
direction. Cela m'a permis de constater que désormais j'arrivais
à bouger mes branches même en l'absence de Vent. Les deux branches
amollies et blêmes flottaient là devant moi, puis elles ont
attrapé la traîne jaune du dieu. Pourquoi vous agitez-vous, leur
ai-je demandé à elles, à mes branches lorsque le vent ne
souffle pas ? Mais elles ne répondirent pas comme de coutume. Que
se passe-t-il, ai-je ensuite demandé au dieu jaune, pourquoi a-t-on
arraché mes racines… Et où a-t-on emporté mes
racines, que se passe-t-il, que se passe-t-il ?… Et le dieu Jaune
m'a bien répondu quelque chose mais de si loin et si rapidement et si
confusément que je n'ai pas pu comprendre. Au fur et mesure qu'il s'éloignait,
j'entendais parler le dieu jaune et je le voyais me faire des signes, mais je
ne comprenais plus du tout son discours, et quand j'ai bien rassemblé
toutes mes forces, j'ai compris que ce n'était pas un discours mais
seulement de la lumière.
Alors
tout est devenu très mauvais, mes branches ne parlaient plus, le dieu
jaune ne parlait plus non plus, le flanc de la colline ne parlait plus non
plus, personne ne parlait, ni au-dessous de moi ni au-dessus de moi comme de
coutume. Les objets me regardaient stupidement et ils ne comprenaient pas un
mot. J'ai presque cru que tout allait finir quand quelque chose de blanc et
d'oblong s'est penché vers moi. Ô, cela doit être la bonne
terre douce, pensais-je heureux dans mon for intérieur… Et je m'y
suis accroché et je l'ai aspiré. C'était doux en effet et
j'ai senti que cela se répandait dans mes branches et ma couronne de
feuillage.
Je
lui ai même parlé à la bonne terre douce : comme cela
fait longtemps que je ne t'ai vue, lui ai-je dit, comme tu es molle et douce,
et n'est-ce pas que nous ne nous séparerons plus jamais ? Et j'ai
aussi senti qu'elle me répondait quelque chose mais j'ai constaté
avec frayeur que je ne comprenais plus sa réponse. Je me suis
agrippé à elle de mes deux branches. Ce qu'elle répondait
n'était en fait qu'un bourdonnement, un brouhaha incompréhensible
et indistinct… Je n'ai compris que plus tard sa signification, ce que ma
mère voulait me dire ce jour-là :
- Qu'est-ce
qu'il babille ce petit bout de chou ? Il dit a-re… a-re… qui
comprend ça ?…
Le
jour où j'ai été en mesure de comprendre ses mots à
elle je n'ai plus été capable de lui dire ce que je voulais
alors. Ensuite j'ai tout oublié.