Frigyes
Karinthy :
"Deux Bateaux"
SÉlection naturelle
(Dissertation de
sciences naturelles en trois tableaux.)
I.
À
cet endroit la couche de lave s’étale mollement sur une plaque de
gneiss, en l'état où elle s’est solidifiée dans la
croûte en refroidissement. Entre les deux couches se trouve un morceau
d'obsidienne comprimé par les roches. Ce minéral aurait bien
aimé glisser une demi-aune plus bas, dans la stéatite, mais ce
n'était pas chose facile.
Le vent a
étalé du sable fin sur la couche de basalte comme on tartine du
beurre sur une tranche de pain, et des fougères sèches et tenaces
s’accrochent dans ce sable. En haut, non loin de l'obsidienne, au flanc
d'une butte verdoyante, se tapissent des animaux pisciformes mais poilus. Cela
ne fait pas longtemps qu'ils fréquentent la région, pourtant ils
y semblent déjà familiers : leurs yeux vifs, attentifs,
peuvent tourner, contrairement à ceux des poissons et reptiles
originaires du pays. Cette espèce est depuis longtemps sortie de l'eau.
Deux glandes molles ont poussé sur leur ventre, de ces glandes coule un
liquide blanc que les petits encore malhabiles sucent goulûment. Ce sont
de petits êtres trapus et chétifs, leur bouche à
demi-bouche de poisson, à demi-bec d'oiseau. De minuscules osselets durs
émergent dans leurs gencives.
Sur l'autre flanc
de la butte un ichtyosaure est couché clignant des paupières sous
le soleil. Les écailles scintillent en mille nuances sur son corps
gigantesque. Il replie et abaisse ses larges ailes en éventail, il
étale dans l'herbe ses courtes pattes de lézard. Il est
arrivé ici en volant depuis la forêt, il a décrit de larges
lignes serpentines dans l'air puis au-dessus de l'océan, et maintenant
il s'est couché pour se reposer. Il laisse pendouiller son long menton
étroit sur la pente.
L'un des
glandulaires, couché plus près du lézard volant, à
deux ou trois aunes, regarde le géant depuis une demi-heure
déjà, il le fixe goulûment et s'est probablement rendu
compte que l'autre ne le voit pas : dans les orbites oculaires de l'animal
gigantesque il manque les muscles transversaux, pour bouger latéralement
les yeux. Le glandulaire sait cela car pendant qu'il rampe prudemment et
silencieusement il prend garde de rester toujours sur le côté,
à l'extérieur du champ visuel de l'ichtyosaure. Une fois le
glandulaire a regardé en arrière et a fait un geste
spasmodique ; alors l'autre glandulaire a aussi bougé et a suivi le
premier en rampant.
Parvenus à
une demi-aune seulement, ils se terrent. Ils échangent un regard. Sur le
dos du lézard volant, près du cou, un fin vaisseau sanguin s'est
gonflé : sous la fine peau verdâtre on distingue clairement
la pulsation débordante de la vie qui palpite convulsivement. Le
lézard volant cligne de ses paupières endormies, sans encore
remarquer les deux glandulaires. S'il n’était pas aussi endormi et
paresseux, s'il tournait seulement un peu sa tête sur le
côté, il entrerait dans une colère noire : il
étalerait largement ses ailes osseuses et donnerait un coup de sa
gueule. Les deux reptiles à sang chaud dégringoleraient
éventrés de la colline et lui, étincelant, rayonnant,
s’élèverait dans les airs et deux minutes plus tard serait
en train de planer parmi les nuages.
Mais il ne bouge
point. Le premier glandulaire appuie fortement ses pattes contre le sable pour
prendre son élan tandis que l'autre attrape la queue du lézard
volant. Le premier lui saute sur le dos et d'une seule morsure lui
dilacère ce fin vaisseau sanguin pulsatile. Il s'agrippe ensuite aux
écailles parce que le lézard volant a déployé ses
ailes, a fait un saut impressionnant avant de retomber, pendant qu'un liquide
vert ruisselle de la blessure béante. Il ouvre la gueule, tout ce corps
gigantesque se met à trembler. Ses yeux roides et défaillants
sont exorbités. Les glandulaires attendent qu'il s'immobilise, accroupis
sur son dos.
II.
L'obsidienne
a glissé une demi-aune plus bas : le basalte le presse toujours, le
gneiss s’est un peu relâché. Le monticule de sable
s’est écarté, mais la butte tient toujours dessus. Un fin
gazon différent la couvre maintenant.
L'eau de
l'étang proche s'est élevée un peu depuis la
dernière fois, de façon que l'écume balaie l'autre
côté de
Le soleil s'est
levé et s'est couché par deux fois sans qu'ils aient le courage
d'attaquer le grand singe. Le grand singe est descendu des montagnes en
même temps qu'eux, mais n'a pas fait route avec eux. Il n'a pas voulu de
gourdin : c'est à main nue qu'il étranglait le lama et il
tranchait la gorge du sanglier avec ses dents. Il n'avait besoin ni de pilotis
ni de maison, au contraire, souvent il s'amusait à arracher ces pilotis,
et si à ces moments on l'approchait, il cognait et grinçait des
dents. Mais il était très fort, on n'arrivait pas à le
vaincre. Voici quelques jours il a creusé un trou avec ses mains
derrière la butte pour s'y cacher, il n'en ressort que rarement pour
semer la pagaille.
Les deux singes
à gourdin croupissent derrière leur arbuste, parfois ils sortent
Ils attendent ainsi
longtemps en se tenant anxieusement par
Le soleil
s'apprête à se coucher, il faut décider. L'un d'eux bouge
enfin, il s'approche lentement, latéralement, de
Le grand singe est
là, couché au fond du trou. L'un avance prudemment son gourdin, il
le hasarde habilement par l'orifice. La bête hurle sauvagement à
l'intérieur, elle sort la tête, une fureur sans bornes lui fait
grincer les dents.
Les deux singes
font un saut en arrière, ils se tapissent à l'abri du coteau. Le
grand singe porte alentour son regard sanguinaire et violent. Il
s'élance hors de son trou. Il gesticule de son poing énorme.
Mais à peine
se retourne-t-il que le gourdin le frappe. L'un des singes a grimpé au
sommet par le côté, le cou rentré, les joues
gonflées. Le gourdin a touché le grand singe sur le crâne.
Il se retourne en beuglant pour se ruer sur son assaillant. Mais celui-ci
s'esquive et cette fois c'est son compagnon qui cogne le crâne hirsute
avec son gourdin. Le grand singe s'affaisse, son hurlement se prolonge en un râle
long et gargouillant.
III.
La butte s'est
passablement aplatie parce qu'elle a été ravagée et
lestée de briques entassées. De ces briques une cave a
été bâtie, la cave a été chargée de
dalles qui sont devenues le plancher d'un café. Quatre mètres mesurés
perpendiculairement au-dessus de la butte, un linoléum recouvre ce
plancher, et sur la droite une petite table est posée sur un tapis dans
l'encoignure d'une fenêtre. Balog est assis à cette table, il lit
un manuscrit et ne remarque pas qu'en face, à une autre table (sur la
gauche de la butte), sont assis Balázs, le critique, et Kaczolay, jeune dramaturge populaire. Ils viennent
de s'installer.
Balog ne les
remarque pas, mais les autres l'ont vu. Ils lui jettent un regard mais ne
disent rien. Balázs fait signe à Kaczolay en souriant de ne pas
le déranger : il est apparemment absorbé par son travail.
- Il lit un
manuscrit.
- Oui. Il est
très occupé ces derniers temps.
- Il travaille
beaucoup. Depuis "Le Nord", paru il y a deux ans, il en aurait pour
trois volumes supplémentaires.
- Je trouve
ça très bien qu'il sélectionne sévèrement.
Un auteur n'est jamais assez exigeant avec lui-même.
- ça, c'est bien vrai. Tu
n'ignores pas toute l'estime que je porte à ce Balog.
- Nous sommes
du même avis. Il est une de nos meilleures plumes.
- C'est ce que
je dis toujours aussi. Pourquoi faut-il qu'un tel homme écrive des
nouvelles, il s'abaisse, c'est vraiment dommage. La nouvelle n'est pas un genre
littéraire pour lui.
- C'est
exactement ce que j'ai expliqué récemment à Mucskai !
C'est vraiment bizarre, sa prédilection pour les chroniques. Depuis deux
ans il n'écrit guère autre chose. Je suis sûr qu'il saurait
exceller en récits humoristiques, il a sûrement le talent pour
ça.
- Il en
écrirait de géniaux ! Je le dis toujours ! J'ai
beaucoup d'estime pour lui mais, vois-tu, on ne peut pas renier ses
convictions. Un essayiste aussi habile… De quel droit écrit-il
pour le théâtre ?
- Il
écrit pour le théâtre ?
- Oui, il a
écrit une pièce. Il l'a donnée au Grand
Théâtre, en précisant que c'est l'unique ouvrage de sa vie
auquel il tient. C'est cette œuvre qui décidera s'il restera
écrivain ou non, la destinée de cette pièce. Si elle ne
lui apporte pas le succès, il posera sa plume à jamais.
- Touchant !
Il mourra de faim, il n'a pas d'autre gagne-pain !
- C'est ce que
j'ai dit aussi. Qu'est-ce qu'on peut faire ? Le directeur m'a donné
le manuscrit à lire (tu sais, depuis le succès de ma "La
femme de l'autre", il fait entièrement confiance à mon sens
dramatique), bref, il me l'a passé pour que je donne un avis,
discrètement bien sûr, sans que ça se sache… Bref,
c'est de mon avis que dépend s'il monte ou non "L'homme",
c'est le titre de la pièce de Balog.
- Et alors ?
Tu l'as lue ?
- Oui. J'ai
longtemps réfléchi, jusqu'à aujourd'hui. Je me suis
décidé à l'instant, au moment où je l'ai vu assis
là-bas, dans son coin. Je ne peux pas renier mes convictions.
- Comment
est-elle ? Mauvaise ?
- Vois-tu, ce
n'est pas une pièce. Il y a tout là-dedans, du lyrisme, de la
philosophie, de
- Tu ne la
recommandes pas ?
- Impossible.
Tu sais bien que j'aime ce garçon, mais ça n'a rien à
voir.
- Et si Balog
apprend que c'est toi qui…
- Il n'en
saura rien, le directeur m'a promis de n'en parler à personne. Si moi je
n'aime pas la pièce, il la rendra à Balog en invoquant ses
propres goûts dramaturgiques, ainsi de suite…
- Pst ! Attention,
il ne lit plus, il regarde par ici…
- Bonjour, mon
cher Balog ! Qu'est-ce que vous lisez de beau ? Le "Donjon
bleu", votre chronique de ce matin, elle est magnifique. On en a
parlé au club, d'ailleurs j'ai énergiquement pris votre parti.
J'ai même dû me fâcher. Ce n'est pas vrai, je leur ai dit,
c'est tout le contraire : c'est un travail bourré de talent…
L'obsidienne glisse
encore une demi-aune plus bas, elle descend de la plaque de gneiss et
s’étire confortablement dans la molle stéatite, sous la
table, sous le café, sous la cave, sous le sable, sous la couche de
basalte.