Frigyes Karinthy :  "Deux Bateaux"

 

 

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La terre est de pierre

 

Pendant trois jours il discourut de la bataille : il réclama tantôt de l'eau, tantôt son épée, il sonna la charge, il évoquait sans cesse une forêt où se cachait l'ennemi, puis exigea en pleurant qu'on transmette son rapport au commandant, à l'arrière. Le quatrième jour il s'apaisa – il lui sembla alors qu'il était allongé à la cime rocheuse et enneigée d'une montagne, à une altitude infinie, et que depuis très longtemps il était en train de discuter avec l'Homme de Pierre, et qu'à part cette cime enneigée il n'existait rien d'autre et qu'ils se faisaient face depuis des années à se quereller.

L'Homme de Pierre argumentait avec une supériorité moqueuse et apitoyée, tandis que lui débattait avec passion. Le sujet de la discussion était son cœur, il mettait toute sa véhémence à expliquer à l'Homme de Pierre que son cœur était de chair et qu'il devait battre, palpiter, car le cœur est vivant. L'Homme de Pierre sourit dédaigneusement et ironiquement, prit son cœur et le lui montra.

- Regardez ça, malheureux, puisque vous voulez à tout prix avoir raison. Voyez vous-même qu'il est de pierre.

Alors lui se releva péniblement et regarda son cœur que l'Homme de Pierre tenait sur sa main et qui était effectivement immobile.

- Montrez, montrez-le plus près, haleta-t-il obstinément.

- Tenez, vous pouvez l'examiner à la loupe si vous voulez, dit l'Homme de Pierre en haussant les épaules.

- Très juste, répliqua-t-il, il faut l'examiner à la loupe sinon on ne voit rien. Avez-vous déjà parlé des globules rouges et des globules blancs ? Ces globules circulent dans le cœur et cela nécessite une loupe. Passez-la moi et je vous prouverai qu'il bouge.

L'Homme de Pierre haussa de nouveau les épaules et ajusta la loupe à son œil. Il dit en articulant les mots :

- Hum, évidemment ça paraît rond sous l'objectif, et sa couleur n'est même pas rouge.

Le cœur était sphérique en effet sous l'objectif, et dès que son œil s'adapta à la lentille, apparurent toutes sortes de dessins capricieux et des taches colorées à la surface de la terre. Les traits étaient familiers et il reconnut avec étonnement les contours de l'Espagne, puis ceux de la presqu'île scandinave, de la Mer Méditerranée que tant de fois il avait vus sur la carte.

- Je vois, je vois, balbutia-t-il troublé devant le sourire triomphant de l'Homme de Pierre. – Bien sûr, la matière, le Globe Terrestre lui-même est en pierre.

- Oh, pardon, vous vouliez voir votre cœur, dit l'Homme de Pierre.

- Eh bien, d'accord… mon cœur… ça m'est égal, voyez-vous. Si je le regarde à la loupe, il est toute la Terre. Bon, supposons que mon cœur est aussi en pierre… mais le sang, le sang qui circule… les globules rouges… et les blancs… ils vivent et ils bougent… Le sang traverse le cœur, il en jaillit, il se répand dans les artères, il circule librement partout, il arrose tout. Le sang, lui, n'est pas en pierre. Le sang doit faire battre la pierre aussi, le sang qui palpite et veut la faire éclater.

L'Homme de Pierre haussa les épaules.

- Bon, voyons un peu : où est ce sang et où il jaillit ?

Alors lui se pencha une nouvelle fois au-dessus de l'objectif, il écarquilla les yeux pour découvrir une vie quelconque entre les traits morts et pétrifiés de la Sphère. En haut, au nord, au-dessus de la presqu'île tout était recouvert de neige blanche dans un silence mortel. Mais plus bas, vers Helgoland et les Pays-Bas, des taches plus douces, vertes s'étalaient par endroits. Et là-bas… là-bas… au-dessus des golfes capricieux de la Méditerranée… oh oui, il le vit très nettement, quelque chose venait de bouger…

- Tournez… Tournez l'objectif pour mieux agrandir ! – cria-t-il fiévreusement.

La molette tourna en grinçant et d'un coup les contours, les champs immenses, se dispersèrent, des chaînes de montagnes se séparèrent, des rivières jaillirent. En bas la presqu'île s'élargit et lui exulta : Oui, quelque chose a bougé sur la basse terre verte. Des milliers de grains de sable rampaient dans la prairie, de minuscules grains de sable vivants, et une lumière luisait parmi eux de temps à autre. Il cria victorieusement :

- Regardez ! Voilà le Sang qui a jailli du cœur de pierre de la Terre pour circuler dans les veines. Moi, je les connais, oh, sang merveilleux, je connais ces grains de sable. On les dirait minuscules n'est-ce pas, et insignifiants sur ces énormes pierres inertes. Mais attendez et observez un peu ce qu'ils feront quand ils seront bien en mouvement. Tournez la molette pour que l'objectif agrandisse mieux. Ces petits globules sanguins, vous les distinguez maintenant, ils ont une tête, des bras et des jambes, voyez-vous ce qu'ils tiennent dans leurs mains ? Ils ont une pioche, du fer bien solide qu'ils ont arraché de leurs propres mains à la rude chair de la Terre. Savez-vous à quoi leur servent les pioches ? À casser, à déchiqueter le cœur de la Terre, le cœur en pierre dure afin d'en faire jaillir tout le sang que ce cœur a dissimulé, pour que la Terre se mette à battre, pour qu'elle expulse et répande la vie partout dans les vaisseaux, partout dans l'espace infini où tout aspire à la vie et à la joie.

L'Homme de Pierre haussa une fois de plus les épaules et répliqua avec toujours la même froideur.

- Si vous en venez à la biologie, parlons en termes scientifiques. Si les globules rouges du sang nagent, ce n'est pas pour casser le cœur mais pour détruire les globules blancs : c'est ainsi que je l'ai appris à l'école. Je me méfie de ces pioches qu'ils manipulent. Avant de déclarer que vous avez raison, je vous suggère de rester attentif encore un peu et d'observer le mouvement. Moi, il me semble voir quelque chose par le haut.

Et en effet, un autre flot se déversait d'en haut, depuis les montagnes. Les deux armées se rapprochèrent, s'installèrent, stoppèrent un instant puis s'élancèrent à l'assaut. Un fourmillement général s'ensuivit. Tout bouillonnait sous l'objectif, le combat dura un certain temps puis faiblit progressivement, le mouvement tourbillonnant cessa, par-ci par-là un grain de sable se livra encore à un dernier soubresaut, puis ce fut le silence total, les champs s'étalèrent dans l'immobilité. Il resta longtemps, les yeux écarquillés, à observer mais plus rien ne bougea en bas, et il n'entendit que la froide voix d'airain de l'Homme de Pierre par-dessus sa tête penchée.

- Tiens, tiens, ces pioches n'ont pas du tout entamé le cœur de pierre de la Terre pour en faire jaillir la vie. Ces chères petites ont préféré se tomber dessus et d'ailleurs elles se sont gentiment fait taire. Elles sont désormais muettes et silencieuses comme la Terre sur laquelle elles gisent. Voyez-vous, vous êtes le seul à vous obstiner à vous acharner contre moi ; elles m'ont donné raison : elles proviennent de la pierre, elles doivent retourner à la pierre. Ce que vous avez appelé la vie, la vie qui survivrait à la Terre, la briserait et s'en détacherait, n'a été en fait qu'une maladie passagère de votre cœur, de cette boule de pierre. Une maladie passagère, une vermine de ce grain de sable – appelez-les bacilles puisque vous aimez les métaphores scientifiques – la vermine de cette maladie passagère de la pierre saine, sereine, forte, qui se détruit d'elle-même, dégoûtée d'elle-même, de sa propre odeur ; devinant qu'elle n'est qu'une éruption maladive de la pierre, qu'elle doit périr afin que la Terre redevienne saine et calme.

Ainsi parla l'Homme de Pierre, et lui, dégoûter et sonné, détourna les yeux. Ensuite il bredouilla :

- Non, non, cela devait être une terrible erreur… Un esprit mauvais a dû tromper ces malheureux… à moins que ce fût vous… Vous avez peut-être versé quelque chose sous la loupe, qui les a troublés. Non, non… Ils ne sont pas la vermine d'une maladie… Ils sont le sang qui circule dans les vaisseaux… Mais ils étaient encore insuffisamment évolués, trop faibles, sans la force de s'élever de la surface de la Terre, de mon cœur… S'ils se sont détruit les uns les autres c'est pour laisser la place à des meilleurs, des plus forts, des plus justes, qui pourront eux s'élever et voler ! Il faut de la patience, il faut attendre ceux qui maintenant sourdent… les vrais, les justes… Il faut attendre que tout se calme d'abord…

Il ferma les yeux et attendit, mille ans lui sembla-t-il. Ensuite, hésitant et soucieux, il se pencha de nouveau au-dessus de la lentille. Tremblant d'excitation il dit à l'Homme de Pierre :

- Voilà, ils vivent, ils bougent encore… Avec des outils, des burins, ils creusent et ils cisaillent la Terre… Là ils ont recueilli la foudre et ils la chevauchent… Ils galopent sur les montagnes, ils nous regardent dans les yeux… Et maintenant… oh !… ils se sont fabriqué des ailes, ils essayent de les ouvrir… ça ne marche pas… ou plutôt si… l'un d'entre eux s'élève… un autre le suit… victoire, victoire !… toute une armée… en haut, en haut vers le ciel… ils volent !… ils se détachent de la Terre… là, là… regardez… au-dessus des Alpes… ils se sont arraché les chaînes des pierres !… Ceux-là, ils palpitent !… elle vit… elle vit… et pourtant elle vole… et pourtant elle tourne… La vie est victorieuse…

Il faillit étouffer sous son flot de paroles, mais il sentit alors que l'Homme de Pierre posait sa main glacée sur la sienne. L'Homme de Pierre dit :

- Du calme, attendez encore quelques minutes. Il se pourrait que ce ne soit pas vers le ciel qu'ils volent. Je les connais.

Il voulut répondre mais n'y parvint pas, il avait la gorge serrée… Il reprit courage en se cramponnant à la molette pour la tourner. Un ciel bleu s'ouvrit à lui et, beaucoup plus bas, la chaîne de montagnes. Derrière les montagnes trois cents avions se rangent en une escadrille et décollent, ils se dirigent vers le nord… Il les suit du regard, une autre flotte aérienne apparaît au nord à l'horizon. Elles se font face. La distance n'est plus que de cinq ou six kilomètres, on voit déjà la tête tendue et casquée des pilotes, quand derrière l'hélice du premier avion retentit une détonation. Un des avions de la flotte ennemie fait un tête-à-queue et s'engloutit dans les profondeurs. De l'autre côté les deux flottes s'affrontent sur le flanc gauche. Le combat dure plusieurs minutes, les ailes craquent, des mitrailleuses crépitent. Ensuite une véritable pluie d'avions… Quelques minutes plus tard on n'en compte plus que dix ou vingt en combat… Ensuite plus que cinq… Plus qu'un… Puis plus rien… Dans le silence le drap bleu du ciel bleuit immuablement.

- Tiens, tiens… Les pierres sont retournées à la pierre…

Le blessé voulut crier, appeler à l'aide, "de l'eau !" voulut-il hurler, mais le temps que les infirmiers accourent, il sentit son cœur se figer.

 

Suite du recueil