Frigyes
Karinthy :
"Deux Bateaux"
RÊver
I.
À
l'aube, à trois heures, c'est dans la clairière du bois de
bouleaux couverte de rosée que Clarisse, jeune provençale brune
qui habitait chez eux depuis deux mois, trouva enfin le jeune monsieur. Le
jeune monsieur dormait au pied d'une aubépine ; le clair de lune
était encore intense et la clairière était obscurcie par
des arbres vénérables. Elle s'accroupit auprès de lui pour
le réveiller.
- Léon,
Léon…, répéta-t-elle
désespérément, Monsieur Léon, que faites-vous donc
là ? Madame Lætitia n'a pas pu fermer l'œil, elle vous
croyait enlevé par des voleurs berbères.
Le
cadet Léon promena un regard vaseux autour de lui et s'assit. Il fixa la
jeune fille sans comprendre et murmura quelque chose d'un air maussade. Puis il
lança avec véhémence :
- Je
ne comprends pas maman. Des voleurs berbères ? Quelle
idée ! Combien de fois ai-je dit à maman de ne pas
s'inquiéter, mais si elle s'inquiète quand même, au moins
qu'elle n'en parle pas à d'autres qui finiront tous par s'imaginer qu'il
faut s'inquiéter pour moi.
Elle
sourit et pensa dire quelque chose mais brusquement, sans savoir pourquoi, il
lui revint à l'esprit ce que le vieux domestique racontait, pas plus tard
qu'hier soir, que ce jeune homme pouvait être très
coléreux, Jésus Marie, un jour, il avait peut-être six ans,
sa mère l'avait tapé, il ressemblait à un petit rat
furieux et il mordait !… Jésus Marie, elle le revoyait comme
si c'était hier, il avait mordu le ventre de sa mère parce qu'il
n'arrivait que jusque-là, il avait fallu l'en arracher, il griffait
comme un petit tigre.
- Maman
sait très bien que l'après-midi j'aime bien lire ici dans cette
clairière… Tiens, voilà mon Plutarque… Qu'est-ce que
ça peut me faire si Joseph joue de la cithare ? J'ai lu
jusqu'à sept heures, le temps a passé agréablement, je me
suis promené, après je suis revenu ici… ensuite…
ensuite ici j'ai récité des poèmes et j'ai
chanté…
- La
nuit, tout seul, vous avez récité et chanté ?
- J'ai
récité des poèmes et j'ai chanté tout seul, et je
peux vous assurer que c'était merveilleux. Après je me suis
allongé et je me suis endormi. Et un grand tapis a volé au-dessus
des arbres.
- Maintenant
il faut venir, Monsieur Léon…
- Un
grand drap a volé, il a bel et bien volé et les musiciens
étaient installés dessus et de là-haut ils ont fait leur
musique et joué de la trompette… Pourquoi on ne peut pas
être tranquille ?
- Nous
devons y aller, Monsieur Léon…
- Ce
n'est pas à vous que je parle, Mademoiselle Clarisse, mais à
moi-même et il n'est pas question d'y aller avant de me raconter à
haute voix ce que j'ai rêvé cette nuit dans la forêt
d'Ajaccio, entre les arbres, sous le tapis volant… Je le raconte à
moi-même à haute voix afin de ne pas en oublier un seul mot, vous
comprenez ?… Et il convient de le dire ici, tant que je n'ai pas
quitté ce lieu pour que je le voie bien, et tant que la lune
éclaire pour que je le voie…
Et
le cadet Léon se leva et dit à la cantonade, à
lui-même et à la forêt :
- Ces
deux arbres là-bas étaient deux montagnes touchant au ciel et la
route menait entre les deux… C'est par cette route que je me dirigeais
vers Paris… Et derrière moi une énorme multitude de
soldats… Et ils soufflaient éperdument dans leurs trompettes et la
forêt renvoyait mon nom en écho comme la foudre… Car chacun
hurlait mon nom… Et quelque part une énorme bataille faisait
rage… Et je la voyais clair, comme si je ne la rêvais pas mais j'y
étais vraiment ; dans une vallée les Français se
battaient contre les Romains… Et les Romains étaient conduits pas
Jules César parce que quelqu'un, un soldat hors d'haleine, m'a dit
qu'ils avaient vu Jules César… il était assis dans une
pièce, affichait un sourire ironique, écrivait une lettre aux
Gaulois qui commençait par ces mots : "Venio nunc…"
- À
quoi ça vous sert de lire tous ces méchants livres de guerre,
Monsieur Léon ?
- Moi
je n'ai rien répondu au soldat mais j'ai sauté sur mon cheval et
j'ai galopé sur la route de Marseille et là-bas j'ai
grimpé sur une colline et suivi la bataille à
- Ha,
ha, ha… En voilà de drôles de rêves, Monsieur
Léon !
- Et
alors ensemble nous sommes entrés au château de Versailles…
Et mon cœur battait encore terriblement la chamade… Et les laquais
se prosternaient… Et nous sommes entrés jusqu'à la chambre
à coucher du roi… Et tout était d'or et de brocart…
Même la porte était de bronze et d'or… Et nous nous sommes
assis… Et le roi Louis me louangeait ; il disait que je savais plus
de choses que Jules César… Et je ne savais pas quoi
répondre… Mais les laquais criaient fort :
"César, César !" et ils se prosternaient et ils
m'ont fait asseoir sous un baldaquin de soie et je me penchais de
côté et je faisais semblant d'être très calme et je
discutais avec aisance… Pourtant mon cœur battait la chamade…
comme il battait !
- Ha,
ha, ha, alors vous vous êtes rêvé empereur, Monsieur
Léon ? ça
devait être un beau rêve.
Le
cadet se fâcha.
- Ne
m'interrompez pas, Mademoiselle Clarisse ! Pourquoi suis-je
dérangé ? Qui vous a envoyée ici ?
C'était si merveilleux… tellement effroyable… pourquoi ne me
laisse-t-on pas dormir ? C'est dans la plus belle partie que vous m'avez
interrompu, misérable… sotte… dans la partie… la plus
intéressante… là où… on a fait sortir le roi,
et les laquais chuchotaient… empereur… empereur… et moi
j'étais fatigué… et un général bardé
de médailles… se penchait au-dessus de moi… et alors vous
êtes venue et vous avez commencé à me tirailler,
Mademoiselle Clarisse… et juste quand vous m'avez tiraillé, lui
aussi il se penchait vers moi et essayait de me réveiller… et
quelqu'un parlait, une voix féminine… une reine… et j'ai
encore entendu sa voix avant de me réveiller… Elle était en
train de dire : "Sire, réveillez-vous, Sire… les
ambassadeurs de l'empereur, Sire…"
II.
- Réveillez-vous,
Sire… les ambassadeurs de l'empereur, Sire…
L'empereur
ouvrit difficilement ses yeux hébétés et les leva sur la
locutrice.
- Sire,
je supplie votre grâce, pardonnez à votre humble servante d'avoir
troublé votre sommeil… vous aviez le sommeil si profond… et
les ambassadeurs
- Oui…
les ambassadeurs…
- Hier
soir vous avez bien voulu ordonner qu'on vous réveille dès leur
arrivée…
L'empereur
s'assit dans son lit.
- Oui…
en effet, j'y suis… c'est d'accord.
- Votre
Majesté se sent-elle bien ?
- Je
regrette ce réveil inopiné.
Durant
les quelques minutes suivantes, toujours assis dans son lit, à notre
grande surprise l’empereur, encore rêvant, dans un demi-sommeil,
prononça quelques mots étranges, fort lointains, sans rapport
aucun avec le présent.
- C’est
dommage… parce que je faisais de si beaux rêves… à la
minute même… où on m’a réveillé…
Le
personnel écoutait muet et révérencieux.
- J’ai
rêvé que j’avais de nouveau quinze ans…
j’étais cadet à l’école de Marseille…
j’étais assis dans une très belle forêt
enchantée… quelle belle forêt !… à
l’aube d’un petit matin frais et odorant, mais la lune
éclairait encore… Et tout vibrait dans la brise…
J’avais quinze ans et une charmante jeune provençale était
accroupie près de moi… en jupe blanche… ses jeunes
genoux harmonieux touchaient mes
cheveux… et elle me chuchotait quelque chose… que je n’entendais
pas… quel dommage !… quel dommage que je n’aie pas
entendu ce qu’elle disait… J’aimerais bien savoir… ce
qu’elle me disait et ce qu’elle me voulait… et pourquoi elle
avait pris le courage de venir seule me déranger… à
l’aurore, au milieu d’une clairière abandonnée…
où les arbres sifflaient et j’étais couché
seul… seul et jeune… Mais justement, on est venu me
réveiller…
Tous
paraissaient troublés. L’empereur se frotta les yeux.
- Oui,
oui, je sais… Les ambassadeurs.
Il
repoussa sa couverture en soupirant.
- Qu’ils
m’attendent, j’arrive.
Puis
il esquissa un sourire comme pour s’excuser de s’être, dans
un demi-sommeil, livré à des confidences.
- Ces
messieurs s’inquiètent de ma santé, n’est-ce
pas ? Je vais très bien. Me voici. Les beaux rêves
c’est une chose, Messieurs… Mais la vie et le travail c’en
est une autre… N’est-ce pas ? J’arrive.