Frigyes
Karinthy :
"Deux Bateaux"
Deux bateaux[1]
Le jour de leur départ
Christophe, le capitaine, et Synésius, l'alchimiste,
étaient assis une fois de plus ensemble dans ce port des côtes
espagnoles de l'Océan Atlantique. En ce temps-là le capitaine
Christophe était déjà une personnalité
respectable : la reine l'avait reçu en audience et le trésor
lui confiait des sommes considérables. C'était un homme
pondéré, un homme moderne, fervent d'idées nouvelles
à l'esprit entreprenant et il s'était justement fixé pour
objectif de tout mettre en œuvre pour réaliser ces idées
nouvelles. Cela ne l'empêchait pas toutefois d'estimer Synésius qu'il tenait pour un original :
essuyant un sourire, il le qualifiait indulgemment d'extravagant si ses amis en
parlaient. Pourtant Synésius avait lui aussi
des disciples : des jeunes gens blêmes et hirsutes qui
l'écoutaient avec des yeux admiratifs lorsqu'il leur prêchait
l'herméneutique et l'astrologie. En ce temps-là ces sciences
commençaient déjà à pâlir : les
novateurs qui exigeaient des théories claires et compréhensibles
en tous domaines, commençaient à brocarder ouvertement et agressivement
les disciples de Ptolémée. Brusquement la science devenait
quelque chose de très tangible et de tout à fait simple dont on
attendait des résultats, et des résultats rapides. Mieux valait
dès aujourd'hui un pays neuf et accessible où l'on pouvait
bêcher l'or de la terre pour pas cher, sans risque, que demain l’or
que les alchimistes fabriqueraient à partir de charbon et de sable
lorsque la position des astres serait favorable. Les zélateurs de la
mode prirent soudain conscience à quel point c’était une
découverte confortable et flatteuse que la Terre ne fût qu'une
boule que l'on pouvait parcourir en tous sens, en avant comme en
arrière, donc s'approprier. Le fameux disque s'allongeant à
l'infini et retombant quelque part dans la mer immense du Ciel de Cristal,
avait soudain rétréci et s’était
recroquevillé en une minuscule bille d'ivoire que l'on pouvait fourrer
dans sa poche - et ceux qui pensaient vraiment s'en remplir les poches ne
manquaient pas.
Au
bord de l'eau se trouvait une petite auberge, par la fenêtre on avait vue
sur le port où mouillait la superbe caravelle du capitaine. Elle
était justement le sujet de leur conversation : Christophe et Synésius, assis tous les deux auprès de cette
fenêtre, car le jour déclinait, avaient prévu de lever l'ancre
le lendemain à l'aube. Le capitaine moquait Synésius.
- Alors,
n'oubliez pas notre pari, Synésius. Dans
quatre mois nous aborderons aux Indes Orientales.
Le
regard de Synésius se perdait vers l'infini,
ou plutôt ce qu'il croyait être l’infini. Il leva
mystérieusement le bras et pointa l'horizon.
- Mais
pas vers l'ouest…
- Bien
sûr que si vers l'ouest, précisément vers l'ouest. Nous
voguerons vers l'ouest ; toujours vers l'ouest – et un jour nous
verrons le soleil se lever à l'ouest. Nous poursuivrons notre route et
soudain nous nous retrouverons chez nous. Mais oui, Synésius.
Pour partir nous passerons par la porte et l'aubergiste sera bien
effrayé quand il nous verra revenir par la fenêtre de
derrière. Ainsi les derniers deviendront les premiers. J'avancerai
autant qu'il faudra pour me retrouver derrière son dos, Synésius.
- Au-delà
ne règne que la mer infinie – dit Synésius
sourdement et il fit une révérence au soleil couchant.
- Tiens
donc. Au-delà habitent les Indiens. Et encore au-delà c'est
l'Europe. Au-delà encore, c'est l'Espagne… et encore
au-delà, cette auberge où nous sommes assis… et puis de
nouveau les Indiens et de nouveau cette auberge. C'est ainsi, encore et
toujours, voyez-vous, Synésius… comme si
vous marchiez dans une chambre exiguë, à miroirs parallèles
sans jamais atteindre le bout.
- Il
faut marcher mille ans et les hommes porteront des ailes – dit Synésius avec obstination. –Fixez fortement
l'horizon là-bas, Christophe. Voyez Mercure émerger du fond du
Ciel de Cristal. C'est là qu'habitent les géants qui font mouvoir
les sphères. N'entendez-vous pas cette musique, la musique des temps
intemporels, des lointains inhospitaliers ? Moi je l'entends par les soirs
silencieux.
Et
Synésius se mit à conter la musique des
sphères, le Ciel de Cristal, les hommes volants, en chuchotant. Il
savait des histoires merveilleuses de géants, de nains, d'étoiles
doubles où tout est vert et mauve, des feux humides qui dissimulent des
salamandres et qui pourlèchent le corps sans le brûler. Pendant
qu'il parlait, des feux follets dansaient dans ses yeux. Il
énuméra des minéraux merveilleux que l'on ne trouve que
sur Saturne. Il prétendit que sur Saturne on pouvait marcher en l'air et
que le corps des femmes est constitué d'un gaz jaune verdâtre. De
rire, le capitaine Christophe tapa sur la table.
- Vous
ne croyez donc pas Regiomontanus[2] ? -
dit-il fort en colère. – La Terre n'est qu'une boule.
- D'où
mon âme saurait-elle ces choses si j'avais tort ? – Cria
l'alchimiste en élevant ses deux bras vers le ciel, et les manches de sa
large cape retombèrent. – L'âme est née libre.
- Mais
le corps habite ici, sur
- L'âme
procède du corps, capitaine Christophe. Des astres émane la
musique : d'une substance, la force… la substance se voit pourvue
d'une âme, elle chante et devient force si c'est le vœu des
bêtes animées. Le corps ressortit à la terre…
l'âme ressortit au corps et pourtant l'âme touche le ciel. Regardez
les étoiles, là-bas à l'horizon… leur lumière
pénètre vos yeux et en une communion divine elle y rencontre
votre âme. L'âme provient de la Terre… voilà les
prémisses. Abscisse mineure : l'âme atteint le ciel ;
abscisse majeure : par conséquent la Terre atteint également
le ciel. Là-haut l’âme rencontre le ciel d'où me
parvient la musique des hommes sublimés. Si je comprenais cette musique,
je suivrais leurs paroles, je partirais à la recherche des substances et
je me ferais air pour pouvoir voguer dans les airs. Un jour j'y parviendrai. Un
jour je comprendrai la musique des sphères.
- Ceux
qui ont jeté le grand Regiomontanus en prison proféraient aussi
de méchantes inepties de cette sorte. La Terre touche le ciel et elle
est immobile, lui a-t-on rétorqué et on l'a jeté dans une
geôle.
Synésius
se tourna vers le crépuscule et ne répondit rien. Le capitaine
Christophe, homme sanguin, se mit derechef en colère et exigea une
réponse explicite.
- Eh
bien, dites-le donc, osez le dire ouvertement que vous trouvez juste, que vous
donnez raison à ceux qui ont enfermé le grand Regiomontanus.
Synésius
tourna lentement son regard vers le capitaine.
- Lui,
il nous a tous mis en prison – dit-il sombrement.
- Qui ?
Regiomontanus ? – dit Christophe avec un haut-le-corps.
- Lui.
D'ailleurs il sentait bien lui-même qu'il nous causait un tort
considérable. Lorsque sous la contrainte il a dû prendre position,
il n'a pas osé afficher face à ses juges son
incrédulité, sa foi ignoble. Le bûcher ardait dans
l'arrière-plan. Eh bien, qu'il arde ! La fumée du
bûcher monte au ciel ; sa parole à lui ne fait que ramper
à l'oreille des hommes. C'est conscient de ses actes qu'il a
avoué la tête basse son péché aux aristocrates de
l'âme. Et lorsque, magnanimes, ils l'ont libéré, il s'est
arrêté à la porte de la prison, au milieu de la
plèbe… et le méchant, le traître, il a jeté
à la plèbe un os à ronger : "et pourtant c'est
une boule !", et vous n'êtes tous que des mendiants en
captivité, des prisonniers enfermés.
Christophe,
le capitaine suffoqua d'indignation.
- Quoi !
Le grand Regiomontanus, vous l'auriez laissé aller au bûcher ou
pourrir au fond d'un cachot ?
- Je
l'aurais laissé. Un seul homme aurait péri au fond de ce cachot,
mais on l'a relâché et c'est lui qui vous a tous enfermés.
Vous l'avez cru. Vous l'avez cru quand il a dit que tout cela n'est qu'une
minuscule boule envahie de fourmis jetée dans l'infinité de
l'espace. Vous l'avez cru quand il a dit : jusque-là et pas
au-delà. Vous l'avez cru quand il a dit que partout alentour il n'y a
que murs monotones et ennuyeux, et qu'entre ces remparts, à
l'intérieur de ces portes verrouillées, du pain et de l'eau, rien
de plus pour le repas des prisonniers. Et dès lors vous aimeriez
contourner la Terre, faire le tour des murs pour que chacun constate que nous
sommes de retour sur la paille humide de notre cachot, et qu'entre les murs,
partout, chacun voie ses codétenus en pyjama rayé, tous
également miséreux. Dès lors vous partiriez d'ici pour
revenir ici, bien que vous ne fassiez qu'avancer. Vous vous mettriez en route
vers cette immensité bleue (Synésius
leva les bras vers l'horizon), en disant que par là ce sont les Indes
Orientales, le pain après l'eau, l'eau après le pain, et les
misérables Indiens suent dans la poussière de
- Alors
Synésius, s'il en est ainsi, pourquoi
m'accompagnez-vous ? - dit le capitaine Christophe avec ironie.
- Parce
que je ne vous crois pas, Colomb. À l'ouest il n'y a que l'ouest…
l'ouest jusqu'à l'éternité. À l'ouest il y a des
eaux immenses et l'âme incarnée des affables sages grecs…
À l'ouest flamboient des feux follets et une musique inconnue que nous
comprendrons un jour, dans mille ans, quand la comète sera de retour et
quand pendant mille ans nous pourrons rester jeunes afin de naviguer mille ans,
vers l'avant, toujours vers l'avant, sur l'eau que notre voile pourrait fendre
durant six mille ans en découvrant du nouveau, toujours du
nouveau… des hommes ailés… des femmes au corps
éthéré… À l'est il y a des terres
brûlantes et des Arabes concupiscents. À l'est le monde
s'achève. On ne peut pas passer d'ouest en est.
- Vous
savez quoi, Synésius – dit le capitaine
Christophe en lui tendant la main. – Parions. Si d'ici quatre mois
vous n'avez pas aperçu de vos propres yeux depuis la corbeille de vigie
le continent oriental, je vous donnerai… Que pourrais-je vous
donner ? – Je vous donnerai la petite caravelle qui nous
accompagnera.
- Je
tiens le pari, capitaine Christophe – dit sombrement Synésius.
– Avec cette embarcation je quitterai le navire et je naviguerai tout
seul vers l'ouest.
Et
il se tourna de nouveau vers
*
Le
vent soufflait depuis l'île de Palos.
Depuis
des semaines le capitaine Christophe inscrivait de fausses données dans
le journal de bord car sourdement, dans le cœur de l'équipage
dissimulant sa terreur mais les lèvres de plus en plus crispées,
le spectre jaune de la Panique montait irrépressiblement.
Qu'adviendra-t-il ? Cela fait trois mois que nous arpentons le gris tapis
de l'Océan, vers l'ouest, toujours vers l'ouest, et derrière la
poupe arrondie, le doux nectar un instant troublé est furtivement
recouvert de sa planéité inexorable. Le capitaine a promis
situations et fortunes dès qu'on atteindrait les côtes orientales
de l'Asie. C'est bel et beau mais qui nous y a
précédés ? Personne. À l'ouest des côtes
portugaises c'est l'infinité qui flotte entre ciel et terre, et seuls
ces hommes nouveaux affirment qu'il est impossible de se perdre sur le globe
terrestre parce qu'on revient toujours à son point de départ. Les
hommes nouveaux l'affirment tandis que Synésius
aux yeux sombres et ses deux jeunes disciples au visage blême murmurent
des incantations d'autre sorte. Le timonier les a entendus qui parlaient, la
nuit sous le pont. Ils broyaient des poudres dans un mortier et une flamme
verte en jaillissait, ça rendait la peau transparente et ça
faisait apparaître le crâne. Au même instant les feux
Saint-Elme ont surgi à l'extrémité du mât de
misaine. Le timonier a également surpris ce que se disaient Synésius et le capitaine Christophe : il n'en a
pas compris grand-chose, mais il en a compris assez pour se gâcher le
sommeil.
Le
jour de l'embarquement, le capitaine Christophe était gai et disert,
alors que Synésius était sombre et
taciturne. Aujourd'hui on aurait dit qu'ils avaient échangé leur
rôle. Depuis des jours Synésius assis
sur un cordage, affichait un sourire énigmatique et c'est lui-même
qui interpella le capitaine.
- À
l'aube, dans quatre heures notre pari arrive à terme, capitaine
Christophe. Alors j'aurai la Niña, la
caravelle, j'en prendrai possession, capitaine Christophe.
- À
l'aube, Synésius, depuis la corbeille de vigie
vous verrez la terre – dit Christophe d'une voix assurée.
– C'était l'objet de notre pari. Sinon : la caravelle
sera vôtre.
- Alors
vous n'êtes toujours pas d'accord ? – Dit Synésius blême et ses lèvres
tremblaient. –Vous ne reconnaissez toujours pas votre erreur ? Le
calcul que Regiomontanus et les fous de son espèce nous a servi paraissait
simple et clair au pays… Vers l'ouest, toujours vers l'ouest… Et
l'Asie… Mais à présent, cela fait deux mois que nous
courons au néant… Oh, oh ! Christophe ! Ouvrez les
yeux, ne voyez-vous pas que la couleur de la mer change, elle passe du vert au
bleu puis du bleu au gris ? Ne voyez-vous pas là-haut… ce que
je vous ai annoncé… Ne voyez-vous pas ce feu sec dans lequel se
dissimulent les salamandres ?
Une
couleur bleuâtre étincelait effectivement à
l'extrémité du grand mât. Colomb frémit
légèrement puis il dit :
- Vous
êtes fou, Synésius. Vous rêvez
encore au Ciel de Cristal.
Synésius
réfléchit longuement. Puis doucement, comme pour lui-même
il exposa sa pensée.
- Vous,
Christophe, vous cherchez l'or ; vous ne me comprenez pas. Je vous
connais, Christophe ; à la cour ils vous prennent pour un
enthousiaste, un passionné des affaires publiques, car vous avez promis
que vous parviendriez en Asie par l'ouest. Mais moi je connais vos
désirs ; vous voulez des pays nouveaux, beaucoup d'or, un titre de
vice-roi, la gloire, les succès,
Il
se pencha tout près du capitaine :
- Que
se passerait-il – chuchota-t-il – si le vent d'ouest poussait
le bateau pendant un an… deux ans… trois ans… et plus…
et vous ne verriez jamais la terre…
- Nous
aborderons aux Indes Orientales à la mi-octobre, ou quelque autre
île nouvelle… Vous êtes fou, Synésius.
Le
vent emporta leurs paroles. Au loin devant eux, sur le ciel occidental, la nuit
résonna, vide vertigineuse et inhospitalière. Les étoiles
étaient si loin, si terriblement loin. Synésius
poursuivit.
- J'ai
travaillé sous l'entrepont, vous savez, j'élabore l'élixir
de jouvence…
Pour
la première fois cela ne fit pas sourire Christophe. Cette nuit, ici sur
cet océan inconnu que l'homme n'avait jamais sillonné, ces mots
sonnaient autrement que dans une petite auberge espagnole. Il grimaça un
sourire forcé mais il sentit qu'il pâlissait.
- Jusqu'à
ce jour le feu sec faisait défaut, Christophe. Mais maintenant je l'ai.
Voyez comme il flamboie… La nuit j'en ai dissimulé quelques
flammèches sous l'entrepont… Et j'ai senti comme elles
traversaient mon sang, denses et froides… Ce feu
que chacun de nous ignorait… Mais maintenant je suis sûr de mon
affaire, capitaine Christophe. Dans une heure l'aube poindra et je gagnerai ma
caravelle… Et alors je quitterai
Colomb
s'efforça de rire.
- Dites-moi,
Synésius… tout de même…
Comment imaginez-vous cela ? Où irions-nous avec ce rafiot,
à supposer que…
- Hier
encore c'était un rafiot – chuchota Synésius.
- Et
aujourd'hui ?
- Êtes-vous
sûr… Tout à fait sûr, capitaine Christophe, qu'en ce
moment nous avons toujours de l'eau sous nos pieds…?
Le
capitaine le regarda avec effarement. Il ouvrit la bouche mais il fut incapable
de proférer un son. L'alchimiste lui souffla à l'oreille avec une
fougue contenue :
- Tous
trois nous avons vu la salamandre de feu et d'air… Ensuite, elle a
changé soudain de forme… Une lueur jaune verdâtre brillait
et nous avons vu dans le feu glacial une femme nue qui s'élevait en
l'air en voltigeant… Nous l'avons suivie des yeux… La sublime
silhouette féminine a parcouru le pont tout au long, a glissé sur
la proue et a posé ses pieds sur l'eau… Elle a couru sur l'eau,
vers l'ouest. Un faisceau de lumière pâle
Il
bouscula le capitaine si violemment que celui-ci sursauta.
- Regardez !…
Saturne !… Elle a disparu… Elle a disparu là en
l'espace d'une demi-heure, alors que le Trismegiste[3]
écrit qu'un bateau doit naviguer deux mille ans pour parcourir une telle
distance.
- Et
alors ? - Chuchota le capitaine. Il se sentait passablement mal
à l'aise.
- Deux
mille ans !… Mais qu'est-ce que deux mille ans pour moi si j'ai
l'élixir de jouvence… ? Nous naviguons sur l'eau pendant six
cents ans… Nous nous nourrissons d'élixir, de rien d'autre…
Six cents ans plus tard l'eau de l'Océan infini perd de sa
densité… Notre barque s'élève… C'est l'eau
sèche qui l'élève… Sous nos pieds tourbillonnent des
volutes de brouillard lumineux et froid… la Terre… Mais notre
barque flotte déjà à une altitude de vingt mille
mètres… Sa voile se couche sur l'air telle
un nuage… Vu d'en bas on la prendrait pour un nuage.
Cette
fois la voix de l'alchimiste tremblait comme le vent. En haut les voiles
marquées de la croix frémissaient.
- Et
puis… Nous continuons à nager dans cette eau devenue
éther… Tout autour de nous des hommes ailés plongent et
s'immergent… Ils confectionnent des fruits avec de l'or… et de l'or
avec des fruits… puis encore quatre cents ans et nous atteignons le Ciel
de Cristal. Vers l'ouest il n'y a que l'ouest, Christophe… Vers l'ouest
il n'y a que l'infini de la mer qui embrasse le ciel… le ciel où
résonne la musique des sphères… Christophe, tu es victime
d'une terrible, terrible erreur… Et maintenant la vérité a
éclaté… Vous pensiez maîtriser le monde en
emprisonnant le libre envol de l'Âme
et démontrer qu'il n'y a pas moyen d'accéder de la Terre jusqu'au
Ciel. Vous avez emporté du pain et de l'eau, assez pour une
année… Pourtant vous vous êtes engagés sur la voie de
l'Infini et de l'Éternel… Vous devrez expier cela car il n'y a
aucun moyen pour vous de franchir la frontière du royaume des
dieux… Regarde, Christophe, regarde… L’horizon a
disparu… Regarde, Saturne n'est plus dans le ciel… Elle flotte
désormais sous l'eau… Ne le sens-tu pas ?… Le navire
n'avance plus… Nous ne naviguons plus… Nous flottons dans une sorte
d'atmosphère éthérée, immatérielle…
Regarde… les voiles… telles des nuages… Tu sens comme nous
filons… Entends-tu ? Entends-tu… ? Entends-tu cette
musique… ? Là-bas… là-bas… où
l'horizon a disparu… la musique des sphères…
Le
cœur du capitaine cessa de battre : ses oreilles se mirent à
bourdonner, son sang se figea dans ses veines. D'une distance effroyable
résonnait une incroyable musique inconnue, glaciale.
Et
soudain, à l'ouest, l'horizon commença à blanchir.
Christophe
ne remarqua même pas que ses ongles avaient profondément
pénétré dans le bras de l'alchimiste. Il s'agrippait
à lui comme un naufragé à sa planche de salut, il
craignait de perdre connaissance sur le champ.
L'alchimiste
se dressa triomphalement… il écarta les bras et ouvrit
- Terre !
Pendant
une minute ils restèrent immobiles, figés. C'est le capitaine
Christophe qui revint à lui le premier : il lâcha
l'alchimiste et un hurlement jaillit de ses poumons comme quand on se
réveille d'un cauchemar horrible et effrayant.
- Terre !
– Hurla-t-il. – Il repoussa l'alchimiste. Il
trépignait, il ne se dominait plus. Il courut vers l'entrepont, de
là à la proue ; une lueur jaunâtre, chétive
scintillait à l'ouest, une lueur jaunâtre et une bande grise,
étroite comme un cheveu.
- Regardez !… -
haleta-t-il et il secouait l'alchimiste – regardez, Synésius.
Les Indes Occidentales !… Nous sommes partis de l'Ouest et nous
avons atteint l'est ! C'était donc vrai ! Je le savais !
J'étais hébété par la nuit mais je savais que
j'avais raison !
Il
riait, sautillait comme un enfant.
- Alors,
Synésius, regardez donc, vous voyez la
terre ? J'ai gagné notre pari ! Il est quatre heures du
matin !
- Je
ne vois rien.
- Que
dites-vous, vous ne la voyez pas ?
- Je
ne vois rien et je ne veux rien voir – dit Synésius
froidement et dans sa voix il y avait quelque chose de l'orgueil d'un
aristocrate ruiné dont le domestique a tiré le gros lot.
– C'est moi qui ai gagné le pari : il a
été dit que la caravelle sera à moi si à l'aube
nous ne voyons pas de terre à l'ouest. Faites amener la barque, capitaine
Christophe et appelez mes disciples, puis, vous-même, allez donc à
l'endroit où vous présumez ce ruban gris sale que vous prenez
pour une terre. Quant à moi j'embarque avec eux vers l'ouest.
*
La
Santa Maria n'apparaissait plus à l'horizon, Synésius,
l'alchimiste, et ses deux disciples, Yamez et
Paracelse, s'assirent à la barre de la petite embarcation et
assujettirent la voile. Le bateau vira vers le nord-ouest ; à
l'horizon occidental une pâle bande blanche apparaissait et disparaissait
dans le flot qui enflait :
De
la main, Synésius fit un geste de
mépris et il recouvrit les jeunes gens de son sombre regard de feu comme
d'un dais magique et noir.
- Regrettez-vous
de l'avoir abandonné et d'être venus avec moi ?
– demanda-t-il avec compassion.
Les
disciples se turent.
- N'ayez
aucune crainte – leur dit-il. – Sa Terre Nouvelle
n'était pas digne de nous. Non, nous ne pouvions pas tolérer
qu'ils aient raison, ces geôliers. La Terre et encore la Terre :
foutaise. Ils vont l'appeler Terre Nouvelle ; mais moi je vous dis qu'ils
n'y trouveront rien qui soit nouveau. Ils vont trouver de l'or dans la terre et
des hommes rouges qui pourtant seront leurs semblables. Ils vont
découvrir leur parler et de petits bateaux diligents quitteront les
côtes de l'Europe pour prendre possession de la nouvelle nature. Tandis
que les Allemands, positivistes, astronomes et physiciens, se frotteront les
mains de satisfaction : voyez, la théorie est devenue science, la
Terre est une boule solide et dessus nous ne sommes que de minuscules vers de
terre, nés pour goûter du fromage et pour qu'après tout ce
que nous savons de l'homme, le corps, devienne poussière. Je ne veux pas
de cela, je le leur laisse. Je leur tourne le dos. Je leur laisse
Les
disciples se turent.
- Auriez-vous
oublié ? – dit Synésius
humblement et presque en larmes – auriez-vous oublié les nuits de
Stuttgart ? Auriez-vous oublié le vert creuset au fond duquel le
Magistère étincelait, vert et bleu ? Vous ne me faites pas
confiance ? Vous ne croyez pas que nous atteindrons le Ciel de
Cristal ?
Le
soir tombait, le feu Saint-Elme se mit de nouveau à scintiller à
la pointe des mâts.
- Voici
l'élixir, dit Synésius et il brandit le
flacon. – N'enviez pas Colomb et ses compagnons, ils s'en vont
mourir dans la poussière de
Et,
en l'an deux mille six cent quatre-vingt-dix, alors que le monde entier
s'adonnera à la glorification de l'ancienne Science et le monde entier
ne se vouera qu'à elle seule… Et alors que seuls quelques
Génies mystérieux oseront espérer en tremblant notre
venue… Nous apparaîtrons, nous trois, au-dessus de l'Europe. Nous
apparaîtrons et sur nos traces jailliront cris d'allégresse et
d'émerveillement : nous porterons le nouvel enseignement qui
ruinera et fera sombrer et fera retourner en poussière vermoulue toutes
les vieilles lunes… Car le lourdaud montreur de marionnettes qui a forgé
des boules et en a fait son jeu de quilles dans l'espace infini sera alors
décrépit et hideux. Nous porterons la nouvelle :
frères nous avons découvert l'authentique Monde Nouveau,
là-bas, derrière les lambris ! Colomb et ses hommes ne
seront plus alors que cendre et poussière ;
L'alchimiste
se pencha vers l'avant : ses disciples se tournèrent
silencieusement vers l'ouest par où
- Le
soir tombe. Paracelse, mon cher fils, actionne le gouvernail. Les étoiles
là-bas, scintillent dans le ciel : Mercure vient d'émerger
et il est doucement bercé au-dessus des flots. Ne le sentez-vous
pas ? Nous nous élevons. L'Océan glisse, fluide et toujours
plus léger, en dessous de nous et il enfle imperceptiblement, observez-le
en silence, l'âme tremblante et recueillie car nous avons atteint des
eaux nouvelles. Écoutez ma parole en silence et l'âme noyée
de béatitude : car vous ne vous en rendrez même pas compte et
je ne vous parlerai plus en mots mais en sons, et vous comprendrez ces sons
comme s'ils étaient des mots. Les mots disparaissent progressivement de
mon discours, il en surgit un, tantôt ici, tantôt là…
Les autres s'assourdissent, s'élèvent, se confondent, fusionnent
en une unique mélodie prolongée : et dans l'infini et dans
le lointain un orchestre nouveau, froid, inconnu accompagne cette
mélodie sur le registre profond d'un violoncelle. Penchez-vous
maintenant prudemment par-dessus le bastingage et regardez sous vos pieds. Le
fond de la mer devient lumineux.
Les
disciples, ensorcelés, se penchèrent au-dessus de
l'Océan… Et alors dans la profondeur désolée, loin
au-dessous d'eux poignit une lueur infiniment fragile. Loin, loin, dans la
profondeur une ville gigantesque s'étalait, bleue, brumeuse, sous la
masse de l'eau. De petites tours et de minuscules clochers en bordaient les
remparts, des coupoles étranges, colorées telles que nous
imaginons les antiques métropoles sumériennes. Au-dessus de la
ville zigzaguaient des êtres gigantesques aux couleurs
scintillantes : vus du bateau ils paraissaient minuscules comme des
poissons, mais ils étaient aussi grands que les immeubles en dessous.
Certains rappelaient des dragons, d'autres ressemblaient à ces
ichtyosaures dont les squelettes sont conservés à
l'université
[1] Cette nouvelle a
été publiée aux Éditions Ombres Blanches dans la
traduction de Péter Diener.
[2] Regiomontanus (de l'allemand
Königsberg) (1436-1476). Le plus important astronome et
mathématicien du XVe siècle, précurseur de Copernic et
Galilée.
[3] Hermès Trismegiste : "trois fois très grand"
[4] Albertus Magnus (Saint Albert)
(~1200-1280). Dominicain et évêque allemand ;
défenseur d’une coexistence pacifique entre la science et