Frigyes
Karinthy :
"Deux Bateaux"
Mysticisme[1]
("À
ceux qui y croient.")
i.
J'ai
toujours cru et senti qu'il existe des forces et des phénomènes
mystérieux flottant au-dessus de notre raison et qui de temps en temps
soulèvent la pauvre âme humaine ignorante telle un ballon, pour la
pousser vers la vallée terrifiante des Ténèbres et de
l'Obscurité avant de la rejeter sur la Terre où tout à un
sens et nous savons à propos de tout ce que ça signifie.
Avec ceux qui, enfermés
dans le château des mathématiques rigides mais
délimitées, écoutent avec un sourire sarcastique et
méprisant le bégaiement effarouché de celui qui pour un
instant a aperçu la Frayeur, le Mystère et la Terreur, je ne
dispute pas, ceux-là ne me comprennent pas. Mais il y en a d'autres qui
sont venus au monde, chargés de doutes secrets et qui croient au
Secret : c'est à ceux-ci que je relate à la hâte le
plus merveilleux souvenir de ma vie, rien qu'en quelques mots parce que chaque
fois que j'y repense je suis parcouru de frissons glacés.
En ce temps-là
j'étais étudiant et pauvre et je changeais plus souvent de
chambre au mois que de chemise, je me suis souvent couché sans
dîner et l'aurore me trouvait souvent attablé dans quelque
café buvette des faubourgs où j'avais passé la nuit.
Un jour, à la recherche
d'un logement, je me trouvais dans des rues inconnues, dans un quartier
où je n'avais jamais mis les pieds. De vieilles bicoques
misérables mouraient sur mon passage, de vieilles maisons
étranges, je n'aurais pas cru que de telles masures pussent encore
exister. Mais apparemment elles existaient. Ou n'existaient-elles
pas ?!… Imaginai-je seulement qu'elles existaient ?…
Je m'arrêtai devant une de
ces maisons ; j'ignore pourquoi je m'arrêtai, comme sur invitation
de quelque force inconnue… La maison ne portait pas de numéro.
Quelque chose attira mes yeux, il fallait que je regarde au fond du portail
noir et béant qui ressemblait à un… à une grande
chauve-souris noire… Elle ressemblait à n'importe quoi sauf
à une porte.
J'ignore quelle était
cette force qui m'attirait vers l'intérieur. Je m'arrêtai sous le
portail, interloqué, une vieille avec un panier s’approcha de moi
et me regarda droit dans les yeux. J'ouvris la bouche pour dire quelque chose
mais les mots restèrent suspendus dans ma gorge : ce regard dans la
pénombre de la porte, entre des murs inconnus, m'effraya jusqu'aux
moelles sans que j'en susse la raison, ni ce qui m'arrivait. J'ai des
hallucinations, me dis-je et je m'efforçai de passer hardiment devant
elle, mon cœur palpitait à tout rompre mais, j'ai rassemblé
mes forces et je ne me suis pas retourné.
Des fenêtres basses donnaient sur le
rez-de-chaussée. Par l'une d'elles j'aperçus une sorte d'ouvrier,
il me demanda si je cherchais quelqu'un. Je sursautai et balbutiai quelque
chose, que je cherchais une chambre au mois. Il vint immédiatement
à la porte et me désigna une chambre au rez-de-chaussée
qui était à louer, elle était malheureusement contre la
cuisine mais on pouvait fermer la porte, et surtout elle ne coûtait que
douze forints.
Je réservai la chambre puis
partis. Toute la journée je fus occupé à
l'université, j'oubliai toute l'affaire. Je regagnai mon nouveau
logement vers sept heures du soir, je fermai la porte et m'installai au petit
bureau posé devant la fenêtre, je regardais le dallage de la cour
dans le crépuscule. Puis, je posai mon front sur mes mains et plongeai
dans mes pensées : mon enfance, image lointaine et
éphémère… Elle défila devant mes yeux comme
un lac profond. Dehors la cour devint de plus en plus sombre et de ces
ténèbres comme depuis des mers effrayantes, la Terreur se faufila
brusquement mais lentement dans mon cœur. Je m'efforçai de la faire
passer et relevai difficilement la tête. Alors mon dos fut parcouru d'une
horreur glaciale : dans l'encadrement de la fenêtre noire la silhouette
fluorescente d'un visage fixait les yeux sur moi, celui de la vieille que j'avais vue dans la matinée.
Elle se tenait là,
immobile avec son panier et me regardait. J’étais glacé
d'horreur. Nos yeux se croisèrent, cela dura une heure ou seulement deux
secondes, je l'ignore.
Et alors elle parla. Elle ne dit
que deux mots mot mais aujourd'hui encore je suis pris d'un frisson sourd,
profond, quand je repense à sa voix quand elle dit :
- Tes yeux !
Tes yeux ? C'était
une voix sourde mais perçante et intense, plus impérative et
menaçante que celle du bourreau qui invite le condamné à
monter à l'échafaud. J'étais sûr que je n'avais
jamais entendu une voix semblable et que je n'en entendrais jamais plus.
Je portais les mains à mes
yeux, la respiration coupée. Alors la vieille bougea, et sans attendre
ma réponse, sans bruit, comme à son arrivée, elle disparut
de ma fenêtre.
Quand je revins un peu à
moi, le cœur toujours palpitant, je sautai pour passer la tête par
la fenêtre et scrutai la cour déjà complètement drapée
de noir. La vieille n'était plus nulle part.
Je me dis en fermant la
fenêtre et en allumant la lumière :
- Tu es malade et
exténué, et voilà que tu as des visions, des
hallucinations. Tu sais que ce ne sont que des hallucinations puisque au
service de neurologie tu viens de suivre le cours de Ranschburg[2]
sur ces symptômes psychopathologiques. Te rappelles-tu à quel
point ce sujet te paraissait clair et rassurant ? Évidemment ce
n'était qu'une hallucination, une vision, peut-être que tu n'as
pas vu cette vieille, tu as seulement cru la voir ; mais si oui, ce
qu'elle a dit, tu étais le seul à entendre comme si elle le
disait. Tes yeux ! Que ferait-elle de tes yeux ? À quoi lui
serviraient tes yeux ? Calme-toi, le Moyen-Âge est derrière
nous et les sorcières n'existent pas. Rassure-toi, sur la Terre
n'existent nulles forces surnaturelles.
Ii.
Que ferait-elle de tes
yeux ?
C'est cette question que je me
répétai toute la journée, à intervalles inattendus,
à la Faculté, pendant les cours, au labo. Un trouble inquiet,
obscur, palpitait en moi. Un instant je crus que le professeur s'arrêtait
au milieu de son cours en chaire. Je relevai la tête, alarmé, et
alors j'eus l'impression qu'il me perçait d'un regard rigide et immobile
et que de loin un chuchotement à donner le frisson flottait dans ma
direction : "Tes yeux…"
Tes yeux…
Vers le soir je me calmai un peu.
J'étais à bout et atone. Je décidai de revoir mes cours en
vitesse et de me coucher de bonne heure. Je rentrai chez moi, m'installai
à ma table et me plongeai assidûment dans mon travail. Une brise
tiède printanière me caressait, mes nerfs étaient
titillés par un engourdissement agréable.
Quelques minutes plus tard mes
paupières se firent douloureusement lourdes, je m'enfonçai dans
la chaise. Je fus envahi par un sentiment étrange, bizarre. J'avais
l'impression de me remémorer des événements anciens et
lointains qui ne m'étaient jamais arrivés, des paysages où
je n'étais jamais passé. On aurait dit que quelqu'un avait tout
à coup immobilisé mes deux épaules et une flamme bleu
foncé s'approchait de mon visage. J'ouvris les yeux en gémissant.
La tête de la vieille me guettait à la fenêtre. Le tout ne
dura qu'un instant. Elle me fixait du fond de son obscurité plombée,
son regard fut si éphémère que je n'eus pas le temps de me
lever pour vérifier si elle était réelle, mais le son, le son, je l'entendis cette fois
distinctement.
- Tes yeux !
Le ton était cette fois
tranchant et impérieux comme le cri bref d'un faucon ou comme l'appel
bref et plaintif de la sonnette sous le doigt du télégraphiste
apportant une nouvelle de mort, la nuit, dans le sommeil de l'antichambre. Je
levai les bras mais je ne pus pas les maintenir, je perdis connaissance.
Une pluie, un ciel couvert
m'éveillèrent le lendemain. J'avais l'impression d'avoir le
cœur en miettes, comme si tout ce que je faisais ou pensais
échappait à ma volonté. Je mis longtemps à
m'habiller et me traînai jusqu'à la rue. Dans le miroir d'une
vitrine je m'effrayai de découvrir mon visage flasque et mes yeux
jaunes. Une peur humide m'étranglait : ces yeux m'étaient étrangers et ils avaient
même l'air d'avoir changé de couleur. Je me sauvai de là et
alors je ressentis clairement une douleur piquante dans mes yeux : on
aurait dit qu'une fièvre larvée pourrissait mes yeux de
l'intérieur.
Je passai la matinée
à l'université mais l'après-midi je n'en pouvais plus. Je
me rendis au service d'ophtalmologie de l'hôpital et je demandai à
un assistant de mes amis d'examiner mes yeux car je ressentais une forte et
étrange douleur nerveuse. Le médecin m'ausculta et dit que pour
l'instant il ne trouvait rien mais il me pria de revenir plus tard.
Quelque chose me souffla qu'il ne
pouvait pas comprendre ce qui se passait. Alors je perdis les
pédales ; une voix me soufflait : sauve-toi, sauve-toi. Tout
à coup j'eus une idée. Je montai à la bibliothèque
de l'université et j'empruntai un vieux grimoire du XIIIe siècle
qui traitait de la cabbale et des sciences occultes. Pendant que j'en tournais
les pages ma main était conduite par une main étrangère
invisible. Je m'arrêtai à un chapitre, comme foudroyé. Le
chapitre traitait des yeux
maléfiques, il constatait que souvent les vieilles femmes disposent
du pouvoir magique particulier de rendre
quelqu'un aveugle par la malédiction de leurs yeux. L'auteur
s'attardait longuement sur la question pour affirmer à la fin qu'il ne
connaissait qu'une seule protection contre l'aveuglement par la
malédiction des yeux, mais elle n'était efficace que si la
victime, à l'instant même où se produit le maléfice
et dans les trois secondes à compter de cette malédiction, a le
temps de prononcer ces trois mots : "Allopex, lopex, opex", trois fois de suite. Il convient
ensuite de bien se frotter les yeux avec des poils de chat.
Jusqu'au soir je fus
secoué par une dévorante fièvre hectique ; j'ignore
totalement où j'ai trouvé les poils de chat que je serrais dans
mon poing fermé au moment où je pénétrais dans ma
chambre. Je m'assis près de la fenêtre et le cœur battant
irrégulièrement je figeai mon regard sur la cour.
La vieille était au
rendez-vous : à sept heures sonnantes son visage fantomatique
apparut et j'entendis pour la troisième fois la
profération :
- Tes yeux !
- "Alopex, lopex,
opex ! Alopex, lopex, opex ! Alopex, lopex, opex !" –
m'écriai-je à haute voix en frottant les poils de chat contre mes
yeux.
La tête se tourna
hagardement vers moi. On lisait une frayeur dans ses traits. Hors de moi je
poussai un cri victorieux parce qu'à l'instant même je sentis que
la douleur supportée toute la journée disparaissait.
- Misérable !
Hein tu les aurais voulus, tu les aurais pris mes yeux ! Mes yeux qui
voient le monde ! Fantômes des ténèbres !
Elle feignit de ne pas
comprendre. Elle répéta de plus en plus fort :
- Tes yeux ! Tes yeux
frais !
- Déguerpis !
– hurlai-je violemment. – Retire-toi, suppôt de Satan !
Tu ne les auras pas ! Tu as entendu ? Alopex, lopex, opex !
La vieille sorcière prit
enfin peur. Reconnut-elle que ses intentions sanguinaires s'étaient ici
heurtées à une force supérieure à sa force noire et
surnaturelle. Elle s'éloigna de la fenêtre, recula à la
hâte vers l'autre extrémité de la cour. À ce moment
j'entendis près de moi la voix du concierge.
- Faut pas lui en vouloir,
elle est un peu sourde et puis elle ne parle pas bien le hongrois. Je lui
expliquerai.
Il dit très fort en
direction de la vieille :
- Vous entendez, la
souillon, ce monsieur n'est que sous-locataire, pas propriétaire !
La prochaine fois faudra frapper aux carreaux de sa cuisine quand vous passerez
vendre vos œufs.
- Dobje… !
– ricana la vieille au dos cassé. T’apitute je ventais ici.
Elle se traîna à la
fenêtre de la cuisine et j'entendis une dernière fois sa voix
désormais paisible :
- Tes yeux
frais !…
Je ne la revis plus. J’ai
habité l’immeuble encore une semaine, puis j’ai
déménagé.
J’ai raconté cette
histoire à ceux qui comme moi croient à certaines choses…