Frigyes Karinthy : "Ô, aimable lecteur" (temps héroïques)

 

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je passe mon oral de guerre mondiale

À trois heures de l’après-midi, je suis monté dans ma machine temporelle et je l’ai mise en marche : les boulons, les rouages se sont mis à vrombir, les horlogeries signalant les jours, les mois et les années tournaient à une vitesse vertigineuse. Ma montre gousset montrait quatre heures quand j’ai arrêté la machine ; j’ai regardé autour de moi, j’étais sur une petite place au milieu de hauts immeubles, je crus reconnaître la place Jean Calvin, mais les maisons étaient différentes. J’ai regardé le compteur des années : il affichait 2015, le 4 du mois d’avril. Le compteur horaire affichait trois heures de l’après-midi.

Je suis sorti de la machine et je suis parti au hasard. Dans la rue, des gens pressés, des hommes en jupes amples en forme de cloche et des femmes en pantalons moulants. Les uns et les autres se retournaient derrière moi, des couples se donnaient des coups de coude. Au-dessus de ma tête, des avions zigzaguaient sans bruit dans le ciel, en tous sens.

L’un fila si près de ma tête que j’eus peur et me blottis précipitamment sous un porche où un escalier en marbre conduisait à l’étage. Quand je regagnai un peu mes esprits, je portai un regard circulaire. Des jeunes gens montaient et descendaient les escaliers, chargés de livres et de cahiers, des gens manifestement excités et affairés, ils ne remarquèrent même pas mon apparition incongrue, anachronique. J’en attrapai un qui courait à côté de moi ; quand il se retourna impatiemment vers moi, je faillis tomber à la renverse tellement ce jeune homme me ressemblait. Vainquant mon étonnement, je lui demandai poliment dans quel lieu je me trouvais.

- C’est le lycée du vingtième arrondissement, répondit-il à la hâte et il voulut s’échapper.

- Pardonnez-moi, dis-je en le retenant, je vous prie de me regarder, n’êtes-vous pas vous aussi d’avis que nous nous ressemblons tous les deux ?

Il me regarda et s’étonna en effet.

- Mais si, dit-il, c’est étrange. Mais vous devez être un peu plus âgé que moi.

- Un peu. Quel âge avez-vous ?

- Dix-huit ans. En outre mon nom est Pál Packa.

- En êtes-vous sûr ? J’aurais cru que j’avais la chance de rencontrer un de mes arrière-petits-enfants.

Il me toisa avec la compassion réservée aux malades mentaux. Puis il haussa nerveusement les épaules et voulu passer son chemin.

- Où allez-vous si vite ? essayai-je de le retenir.

- Je vous en prie, dit-il, je suis en pleine dépression et vous me proposez des rébus. Je m’en vais me pendre.

- Holà ! Que s’est-il passé ?

- Que s’est-il passé ? Dans cinq minutes c’est mon oral du bac d’histoire, j’ai déjà tiré ma question et j’ignore tout. Je n’ai pas eu le temps de réviser. La guerre mondiale de 1915 ! L’unique sujet que j’ai négligé de réviser.

La guerre mondiale… Mille neuf cent quinze (me répétai-je)… Eh bien, ce garçon a de la chance. S’il se doutait qu’il parle avec un témoin oculaire ! Je m’apprêtai à lui résumer en quelques mots son sujet, mais j’eus une meilleure idée. Pauvre garçon, je vais le sauver. Ce doit être un brave garçon puisqu’il me ressemble tant.

- Écoutez, luis dis-je, nous entrons dans une salle vide et nous échangeons nos habits. Pas un mot, faites-moi confiance ! Personne ne s’en apercevra, tellement nous nous ressemblons. J’entre et je passe l’oral à votre place. Vous m’attendez ; ne craignez rien, c’est Dieu qui m’envoie pour vous sauver, jeune homme. Vous bénéficiez d’un miracle.

- La science ne connaît pas de miracle, dit-il en hésitant.

- D’accord, dis-je, si vous vous fiez tellement aux sciences, allez et passez le bac vous-même.

Cela fit son effet. Cinq minutes plus tard, une fois changé, j’étais assis dans la salle d’examen, à la place de Pál Packa, me réjouissant par avance de mon succès à l’examen. Ce n’était pas trop tôt, encore une minute et l’examinateur appela Pál Packa.

Je m’avançai fièrement vers l’estrade.

- Connaissez-vous votre sujet, demanda sévèrement le professeur.

- Je le connais, répondis-je vaillamment. La guerre mondiale de 1915.

J’attendis ses questions avec impatience en me réjouissant déjà d’être en mesure de fournir des réponses précises, parfaites, et de surprendre tout l’auditoire par mes vastes connaissances.

- Voyons, Pál Packa, commença le professeur, dites-moi pourquoi l’Angleterre a voulu affamer l’Allemagne ?

J’ouvris la bouche, puis je la refermai. Hou, sacré nom, me voilà dans de beaux draps… Qu’est-ce qu’elle voulait au juste, déjà ? Oh, nom de Dieu, nom de Dieu… Pas plus tard que la semaine dernière il y a eu un bel et long article dans "Le Journal", j’avais l’intention de le lire, mais ma femme est entrée pour dire qu’on devait aller lui acheter des chaussures parce que les siennes n’avaient plus de semelle. Tiens, ma femme m’a gâché ce bachot !

- Vous ne le savez pas, dit le professeur après une minute d’attente. Voyons une autre question. Qu’est-ce qui caractérisait l’attitude de l’Italie dans la guerre ?

L’attitu… que l’attitude de l’Italie… j’aimerais bien le savoir moi aussi. Mais là, j’y suis pour rien… Personne n’a su l’expliquer clairement.

- Je demande une autre question, balbutiai-je en rougissant.

- Apparemment vous ne vous êtes pas préparé, Pál Packa. Bon, voici encore une question. De quoi a parlé István Tisza[1] avec l’empereur d’Allemagne ?

- En janvier, n’est-ce pas ?

- Bien sûr, en janvier.

- De quoi ils ont parlé ? demandai-je avidement en oubliant mon rôle.

- Qu’est-ce que c’est ?! - sursauta l’examinateur. – C’est moi qui pose les questions ! Regagnez votre place !

Ciel, que va devenir ce pauvre Packa ? Je me mis à supplier qu’on veuille bien me poser une dernière question. Après une longue insistance il s’y est plié.

- Où était Hindenburg en mars ? – telle était sa question.

- Pardonnez-moi, répondis-je avec dignité, on ne peut pas me demander de savoir cela puisque pour des raisons tactiques, cette information n’a pas été communiquée.

- Je constate que vous êtes totalement crétin, dit le professeur. Regagnez votre place !

- Encore une toute dernière question, criai-je.

- Si vous voulez, ça m’est égal, dit le professeur, mais vous n’avez aucune idée sur la politique. Vous aurez peut-être plus de chance avec l’histoire culturelle de l’époque. Dites-nous… voyons… qui était le plus grand humoriste de cette époque ?

Je respirai, soulagé… Pál Packa, tu es sauvé ! Glorieusement, sans hésitation, je lançai mon propre nom.

- Ouste, retournez à votre place ! hurla le professeur en sautant sur sa chaise. Vous dépassez les bornes, ça frôle l’insolence ! Vous inventez un nom que je n’ai jamais entendu… C’en est trop !

Qu’ajouter ? Pál Packa a été recalé. Tant pis pour lui.

 

Suite du recueil

 



[1] Premier ministre hongrois.