Frigyes
Karinthy : "Ô, aimable lecteur" (temps
héroïques)
je passe mon oral de guerre mondiale
À trois heures de
l’après-midi, je suis monté dans ma machine temporelle et
je l’ai mise en marche : les boulons, les rouages se sont mis
à vrombir, les horlogeries signalant les jours, les mois et les
années tournaient à une vitesse vertigineuse. Ma montre gousset
montrait quatre heures quand j’ai arrêté la machine ;
j’ai regardé autour de moi, j’étais sur une petite
place au milieu de hauts immeubles, je crus reconnaître
Je suis sorti de la machine et je suis
parti au hasard. Dans la rue, des gens pressés, des hommes en jupes
amples en forme de cloche et des femmes en pantalons moulants. Les uns et les
autres se retournaient derrière moi, des couples se donnaient des coups
de coude. Au-dessus de ma tête, des avions zigzaguaient sans bruit dans
le ciel, en tous sens.
L’un fila si près de ma
tête que j’eus peur et me blottis précipitamment sous un
porche où un escalier en marbre conduisait à
l’étage. Quand je regagnai un peu mes esprits, je portai un regard
circulaire. Des jeunes gens montaient et descendaient les escaliers,
chargés de livres et de cahiers, des gens manifestement excités
et affairés, ils ne remarquèrent même pas mon apparition
incongrue, anachronique. J’en attrapai un qui courait à côté
de moi ; quand il se retourna impatiemment vers moi, je faillis tomber
à la renverse tellement ce jeune homme me ressemblait. Vainquant mon
étonnement, je lui demandai poliment dans quel lieu je me trouvais.
- C’est le lycée du
vingtième arrondissement, répondit-il à la hâte et
il voulut s’échapper.
- Pardonnez-moi, dis-je en le
retenant, je vous prie de me regarder, n’êtes-vous pas vous aussi
d’avis que nous nous ressemblons tous les deux ?
Il me regarda et s’étonna en
effet.
- Mais si, dit-il, c’est
étrange. Mais vous devez être un peu plus âgé que
moi.
- Un peu. Quel âge
avez-vous ?
- Dix-huit ans. En outre mon nom est Pál Packa.
- En êtes-vous sûr ?
J’aurais cru que j’avais la chance de rencontrer un de mes
arrière-petits-enfants.
Il me toisa avec la compassion
réservée aux malades mentaux. Puis il haussa nerveusement les
épaules et voulu passer son chemin.
- Où allez-vous si vite ?
essayai-je de le retenir.
- Je vous en prie, dit-il, je suis en
pleine dépression et vous me proposez des rébus. Je m’en
vais me pendre.
- Holà ! Que
s’est-il passé ?
- Que s’est-il
passé ? Dans cinq minutes c’est mon oral du bac
d’histoire, j’ai déjà tiré ma question et
j’ignore tout. Je n’ai pas eu le temps de réviser. La guerre
mondiale de 1915 ! L’unique sujet que j’ai
négligé de réviser.
La guerre mondiale… Mille neuf cent
quinze (me répétai-je)… Eh bien, ce garçon a de
- Écoutez, luis dis-je, nous
entrons dans une salle vide et nous échangeons nos habits. Pas un mot,
faites-moi confiance ! Personne ne s’en apercevra, tellement nous
nous ressemblons. J’entre et je passe l’oral à votre place.
Vous m’attendez ; ne craignez rien, c’est Dieu qui
m’envoie pour vous sauver, jeune homme. Vous bénéficiez
d’un miracle.
- La science ne connaît pas de
miracle, dit-il en hésitant.
- D’accord, dis-je, si vous vous
fiez tellement aux sciences, allez et passez le bac vous-même.
Cela fit son effet. Cinq minutes plus tard,
une fois changé, j’étais assis dans la salle
d’examen, à la place de Pál Packa, me réjouissant par avance de mon
succès à l’examen. Ce n’était pas trop
tôt, encore une minute et l’examinateur appela Pál
Packa.
Je m’avançai fièrement
vers l’estrade.
- Connaissez-vous votre sujet, demanda
sévèrement le professeur.
- Je le connais, répondis-je
vaillamment. La guerre mondiale de 1915.
J’attendis ses questions avec
impatience en me réjouissant déjà d’être en
mesure de fournir des réponses précises, parfaites, et de
surprendre tout l’auditoire par mes vastes connaissances.
- Voyons, Pál
Packa, commença le professeur, dites-moi
pourquoi l’Angleterre a voulu affamer l’Allemagne ?
J’ouvris la bouche, puis je
- Vous ne le savez pas, dit le
professeur après une minute d’attente. Voyons une autre question.
Qu’est-ce qui caractérisait l’attitude de l’Italie
dans la guerre ?
L’attitu…
que l’attitude de l’Italie… j’aimerais bien le savoir
moi aussi. Mais là, j’y suis pour rien… Personne n’a
su l’expliquer clairement.
- Je demande une autre question,
balbutiai-je en rougissant.
- Apparemment vous ne vous êtes
pas préparé, Pál Packa. Bon, voici encore une question. De quoi a
parlé István Tisza[1] avec l’empereur d’Allemagne ?
- En janvier, n’est-ce
pas ?
- Bien sûr, en janvier.
- De quoi ils ont parlé ?
demandai-je avidement en oubliant mon rôle.
- Qu’est-ce que
c’est ?! - sursauta l’examinateur. – C’est moi qui
pose les questions ! Regagnez votre place !
Ciel, que va devenir ce pauvre Packa ? Je me mis à supplier qu’on
veuille bien me poser une dernière question. Après une longue
insistance il s’y est plié.
- Où était Hindenburg en
mars ? – telle était sa question.
- Pardonnez-moi, répondis-je
avec dignité, on ne peut pas me demander de savoir cela puisque pour des
raisons tactiques, cette information n’a pas été
communiquée.
- Je constate que vous êtes
totalement crétin, dit le professeur. Regagnez votre place !
- Encore une toute dernière
question, criai-je.
- Si vous voulez, ça
m’est égal, dit le professeur, mais vous n’avez aucune
idée sur la politique. Vous aurez peut-être plus de chance avec
l’histoire culturelle de l’époque. Dites-nous… voyons…
qui était le plus grand humoriste de cette époque ?
Je respirai, soulagé… Pál Packa, tu es
sauvé ! Glorieusement, sans hésitation, je lançai mon
propre nom.
- Ouste, retournez à votre
place ! hurla le professeur en sautant sur sa chaise. Vous dépassez
les bornes, ça frôle l’insolence ! Vous inventez un nom
que je n’ai jamais entendu… C’en est trop !
Qu’ajouter ? Pál
Packa a été recalé. Tant pis
pour lui.