Frigyes Karinthy : "Ô, aimable lecteur" (temps héroïques)

 

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hÉros

Fuksz, étudiant de troisième année en licence de hongrois et de grec, ouvrit les paupières à quatre heures et demie du matin et s’aperçut que le jour pointait – une lumière rouge, rouille, filtrait à l’horizon. Fuksz, étudiant de troisième année en licence de hongrois et de grec, sortit de quatre centimètres supplémentaires la tête de son abri d’observation où il passait sa nuit de garde nocturne, il regarda derrière lui : dans la tranchée, non loin de là les soldats ronflaient encore. En face, à quelques centaines de mètres, le remblai ennemi bien connu était toujours aligné à sa place. Fuksz se dit :

- Ils ne commenceront pas avant une bonne demi-heure encore, moi, je vous jure, je vais m’endormir. Le mieux c’est que je sorte mon bouquin, il fait déjà assez clair, je passerai cette demi-heure à lire.

Fuksz, étudiant de troisième année en licence de hongrois et de grec, tira le livre de son barda, il saliva son doigt et trouva la page où il en était la veille au soir : la description de la bataille des Thermopyles dans la langue originale grecque, telle que l’historien classique, je ne sais plus lequel, l’avait grattée sur un parchemin.

Au début il se frotta les yeux, mais il s’échauffa en quelques minutes et cette créatrice imagination visuelle des gens habitués aux livres lui suggéra comme par magie toute la scène, le détroit par lequel l’immense armée de Xerxès s’est faufilée, et Léonidas. Une demi-heure plus tard il se sentait comme assis dans un confortable fauteuil en cuir sous les arcades silencieuses de la bibliothèque universitaire, devant lui une table chargée de livres, et lui, une fois de plus parti en rêveries, se disant : oui, ce furent des temps magnifiques, l’âge d’or du culte majestueux du corps humain, du courage, de l’individu – oui, des héros.

Dans son rêve il lâcha le livre, sursauta et regarda devant lui : la silhouette d’un homme étrange, de grande taille se profilait sur le fond déjà jaune de l’aurore montante, il était assis à quelques pas sur le rebord de la tranchée et regardait vers l’extérieur. Un lourd blindage pendait à son cou et il portait un casque cylindrique tarabiscoté sur la tête.

Fuksz, n’aurait pas été étudiant de troisième année en licence de hongrois et de grec s’il n’avait pas immédiatement reconnu Léonidas. Il le reconnut immédiatement et immédiatement il sut la belle phrase grecque par laquelle il convenait de saluer dans l’antiquité un soldat de si haut rang, un demi-dieu ; il s’apprêta à la dire, mais, chose curieuse, la phrase tourna tout autrement que ce qu’il avait l’intention de formuler.

- Toi, Léonidas, fils de Zeus, tueur de Perses, commença Fuksz en grec sur un ton rappelant ses interrogations orales, sois salué ! Quelle divinité a conduit tes pas vers ce pays et ne sais-tu pas… (c’est seulement à ce moment que Fuksz remarqua le casque), et ne sais-tu pas qu’il est rigoureusement interdit de passer son casque au papier de verre dans les tranchées car il risque de constituer une cible ?

Le héros tourna lentement la tête vers Fuksz. Il dit d’une voix d’airain :

- Salut, jeune combattant ! Je vois que tu m’as reconnu, tes yeux d’aigle sont dignes de ceux d’Ulysse. En outre, tu m’interpelles pour mon grand plaisir dans la langue de mon Hellas, pourtant je doute que tu sois Grec, car que faut-il entendre par passer au papier de verre quand, si j’ai bien compris, tu parles de mon casque ?

- Il convient d’entendre, expliqua Fuksz en grec, que le casque ne doit pas être brillant, au risque d’être vu aussitôt par l’ennemi. Ôtez-le promptement de votre tête ou venez vite vous abriter près de moi dans la tranchée.

- Vous voulez dire qu’ici une bataille est en cours ? – demanda le demi-dieu grec en grec, les yeux brillants.

- Bien sûr, expliqua Fuksz en grec, ne voyez-vous pas que nous croupissons sur la ligne de feu ?

- C’est comme ça que vous… vous battez ? Où se trouve l’ennemi ?

- Lui, il croupit là-bas. Dans l’autre tranchée.

- Vous vous dissimulez donc l’un de l’autre ? – cria le héros grec et, les yeux brûlants d’un noble feu il se dressa de toute sa hauteur.

- Sacré nom de Dieu… je veux dire, de demi-dieu, s’alarma Fuksz, ne vous dressez pas, car ils risquent de nous apercevoir. Baissez-vous : aux abris !

- Tais-toi, lâche Ephialtès[1], tonna le héros grec. Tu prétends inviter Léonidas à se cacher devant l’ennemi ? Tremblez, poules mouillées, au fond de vos tranchées, Léonidas va vous montrer comment il faut écraser ces salauds de Perses.

Fuksz rougit un peu d’avoir été ainsi rabroué et chercha dans sa tête une belle phrase grecque qui lui permettrait d’apaiser le courroucé, quand quelque chose siffla, dans le ciel, le premier shrapnell éclata au-dessus d’eux et un nuage blanc étincela.

- Et voilà, dit Fuksz. Ils nous ont aperçus. On est bon pour bosser, on n’aura même pas le temps de prendre le petit-déjeuner.

Fuksz poussa un bâillement avant d’attraper son fusil. Les gars des abris voisins se mirent aussi à s’agiter. Fuksz se tourna sur le côté pour accéder à sa cartouchière et aperçut avec étonnement Léonidas accroupi près de lui au sol. Le demi-dieu, à peine en mesure de balbutier quelques mots, lança un regard dément à Fuksz.

- Mais… qu’est-ce que c’était ? – demanda-t-il.

- Un simple shrapnell, expliqua Fuksz, et il bâilla derechef. D’habitude ils commencent vers cinq heures par une première série de six shrapnells. Les cinq autres ne vont pas tarder.

- Mais… moi… quelqu’un m’a frappé… et je ne vois pas qui, balbutia le héros grec en tremblant de tout son corps.

- Tiens, dit Fuksz, mais vous avez reçu une balle dans le coude. Attendez, je vais vous faire un pansement, ce n’est rien.

- Mais je n’ai vu personne, pleurnicha Léonidas.

- Évidemment, dit Fuksz, eux aussi se cachent dans leurs abris. Bon, levez un peu l’épaule pour que je voie votre coude.

- Non, laissez, bougonna le héros grec.

- Pourquoi ? Levez votre épaule.

- Il n’en est pas question, cria Léonidas courroucé, ne voyez-vous pas que ça ferait sortir ma tête de l’abri ?

- Et vite il replia son coude.

 

Suite du recueil

 



[1] Grec qui trahit les siens aux Thermopyles (Ve siècle avant J.-C.)