Frigyes Karinthy : Recueil "Ô, aimable lecteur" (temps héroïques)

 

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nouveaux extraits de "l’enfer" de dante

 

98. … Car alors tous les deux soudain nous entendîmes

Un cri à fendre en deux mes tympans aux oreilles,

Un cri à faire frémir, une souffrance ultime

 

99. J’observais dans cette inouïe profondeur,

J’aperçus l’âme qui dans la douleur rampait,

Les membres se tordant, puis s’arrêtant, rebelles.

 

100. En face de moi la fange de feu ardait

Les rouges braises de la forêt ignescente,

Le cloaque de lave ses effluves crachait.

 

101. Un chapeau planté sur sa tête sénescente

Enserrait son visage, un chapeau de brigand.

Je ne savais le nom de cette âme souffrante

 

102. Et les autres non plus ne pouvaient, car devant

Un gros chat à poils gris collé à sa poitrine

Par des liens d’osier fixé étroitement

 

103. Déchirait son visage et le mettait en ruine.

Il beuglait comme bête, son sang coulait à flots,

Il supportait hurlant cette douleur insigne.

 

104. Ce fantôme feulant et miaulant des naseaux,

Ce dégoût accroché à son corps pantelant

Lui crachait sa bave, dans les yeux, sur la peau.

 

105. Ses yeux étaient rongés par le poison puant,

Et je dis : « Maître ! Qui est cette âme ici,

Et quelle loi a-t-elle violé méchamment,

 

106. Et quel péché d’orgueil peut-elle avoir commis

Au point que seul un chat lui est resté fidèle,

Dont l’infidélité jamais se démentit ?

 

107. Et c’est en vain que la solitude il appelle,

Attaché sans cesse au vivant banc de torture.

Il sauterait plutôt, aux supplices, rebelle,

 

108. Dans un grand lac de feu, quelle terrible gageure,

Supplicié, impuissant, damné à tout jamais. »

« C’est Salandra[1]. » - dit-il dans un murmure.

 

109. Et je vis une immense ville fière où couraient,

Grand amas de peuples gémissant et geignant

Dedans, dehors, fuyant, désespérés.

 

110. Et jaillit une flamme, jusqu’au ciel atteignant,

Car chacune maison devient la proie des flammes,

Sur l’église brûlant, le lac incandescent

 

111. S’étale l’onguent, l'huile que le feu entame

Et moi alors je dis avec étonnement :

«  Dis, Cette ville, c’est Venise, sur mon âme ! »

 

112. Mais sa parole par d’affreux gémissements

Dans le château fut incontinent engloutie.

Sa tour s’affaissa comme le beurre se fondant,

 

113. Et l’horizon renvoya l’écho d’infamie.

Tout en haut dans le ciel au-dessus du château

Un oiseau muet, sombre, chantait l’agonie,

 

114. La Terreur par-dessus les mourants en monceaux,

Ils lui ouvrent béante leur gorge médusée.

Et moi je dis « Maître quels crimes affreux, quels maux

 

115. Doivent être ceux dont la ville est accusée,

Ô, dis, quel est son crime ? » Et il me répondit :

« Elle trahit celle qui l’avait allaitée. »

 

116. Nous poursuivîmes vers un autre lieu maudit,

  s’assombrissait muette froide pénombre,

À faire trembler le cœur, il en reste interdit,

 

117. Car chacun de mes pas y résonnait en nombre,

Et filtraient dans le noir bien des gémissements,

Et je vis un disque blafard, terne dans l’ombre :

 

118. Une tête, je la reconnus aisément !

D’Annunzio, le poète italien, le classique,

Autour de lui des senteurs étranges en un champ.

 

119. Son visage est hideux, il est blême et étique,

Flottant jusques au cou dans quelque jus épais,

Et, troublé, il regarde, balbutiant, anémique

 

120. Depuis la lavure poisseuse et noir de jais

Alourdissant ses pieds, coulant dans ses oreilles,

Ses mains, ses pieds sont pleins de poils si laids

 

121. Vingt poils aussi à ses deux narines jumelles,

Seul son crâne est désert telle la cime d’un mont,

Tel Tantale, le mettrait en gironde bouteille.

 

122. Mais ce liquide, cette pommade à son front

Se dépose, et lui geint, et lui crie et lui pleure ;

Vains lui sont ses efforts, et son agitation.

 

123. Et je dis : « Maître, ce bain tuant l’âme sur l’heure,

Dis pourquoi vous martyrise-t-il, quel est-il ? »

« C’est lotion capillaire, allez  à la mal heure ! »

 

124. Et moi je ris. Et lui resta dans son exil.

 

Suite du recueil

 



[1] Antonio Salandra (1853-1931). Homme politique italien  Président du Conseil, favorable à l’entrée de l’Italie dans la guerre.