Frigyes
Karinthy : Recueil "Ô, aimable lecteur" (temps
héroïques)
d’annunzio[1] et le peuple
- Ô peuple ! C’est directement de Paris que je viens
à toi, ce foyer brillant de la latinité ; depuis le jardin
de ma villa grecque bâtie sur les rives battues par les vagues de la mer
latine, je m’étais pour un temps retiré afin de peindre sur
le ciel au pinceau de feu ta gloire, ô peuple, peuple magnifique !
Je suis venu à toi, mes pieds reposés en frappant la terre
haletante de Venise, fiancée de la mer, je suis venu afin
d’abreuver mon âme triste de ta gloire magnifique, ô peuple,
pour qu’ensuite, tel une abeille chargée de l’or du miel,
mon âme rebrousse son envol et retourne à Paris, et je composerai quatre
sonnets à Venise et à toi, peuple italien ; des sonnets dans
lesquels je te comparerai à cette sculpture couchée au bord de
l’océan.
- Ô peuple ! Comment cela,
quatre sonnets ? On ne peut pas peindre en quatre sonnets la beauté
impétueuse de ton âme de façon que le monde se prosterne
devant toi : il faudrait pour cela composer, entends-tu, une
épopée dramatique, au moins six cahiers, que l’on pourrait
publier en un volume séparé. Seulement, vois-tu, dans une
épopée dramatique il faut une action, tu sais, il ne suffit pas
que je décrive la beauté de tes muscles plastiques, tels
qu’ils sont vêtus du voile argenté du soleil latin, tandis
que dans tes veines pétille le vin des pieds de vignes
centenaires ; pour cela il me faut des gestes, bon, fais-moi confiance,
c’est mon métier. Redresse donc la tête, ô peuple,
laisse-moi voir le jeu de tes muscles, laisse-moi voir allumée dans tes
yeux la gerbe de feu de l’ire, déploie tes souples bras qui
évoquent en mon âme les membres longilignes des nobles
lévriers et reste ainsi, s’il te plaît, un moment, pour que
je puisse dessiner ce geste incomparablement beau au pinceau de mes paroles
brûlantes, laissons-les se réverbérer par les vagues
lointaines, laissons frémir le feu pourpre du soleil couchant dans tes
nobles contours vibrants d’emportement, ô peuple !
J’irai ensuite à Paris et j’écrirai cette
épopée dramatique dans laquelle je te comparerai à un
lévrier lombard flairant le fauve, les muscles tendus !
- Ô peuple ! Comment cela,
une épopée dramatique ? Dans une épopée
dramatique il n’est pas possible d’écrire ton noble courage
au mépris de la mort, ta divine beauté impétueuse !
Je t’écrirai tout un drame, ô peuple, le drame d’un
peuple, en six actes, ô peuple ! Oui, seulement cela
nécessite de la matière, vois-tu, ce n’est pas ton
métier, fie-toi à moi, moi, je connais les ingrédients
d’un drame. Dans un drame il faut, vois-tu, de la complexité, un
nœud dramatique, voire tragique, et d’autres éléments
encore. En considérant que ce doit être un drame historique du
temps présent, je dois absolument puiser ma matière dans ton
histoire, ô peuple ! Forge-toi donc ton histoire, ô peuple,
à l’instar de tes nobles et magnifiques ancêtres qui
n’épargnaient ni argent ni fatigue s’il s’agissait de
fournir un petit sujet à un poète immortel quand celui-ci se
trouvait être à court d’inspiration. Ils
n’épargnaient pas, eux, leur fatigue, mais ils faisaient
éclater un violent combat avec la tribu du voisinage, suffisante pour
remplir neuf épopées, rien que des faits simples, de purs
épisodes guerriers : comment s’entre-tuaient les
héros, dans quel admirable mépris de la mort ils savaient
tomber ; le chantre pouvait rapporter tout cela en toute simplicité
et, n’est-ce pas, il n’était pas contraint de faire
travailler son cerveau et d’inventer quelques sots
événements imaginaires s’il voulait écrire !
Oui, ces temps grandioses ! Les héros magnifiques ! Tous des
demi-dieux !! Autant de sujets magnifiques !!! Pourquoi n’ai-je
pas vécu cette époque-là, ô peuple, permettez-moi de
m’exprimer un peu vulgairement : quelle exclusivité
sensationnelle ç’aurait été pour moi
d’écrire par exemple l’écroulement de l’empire
romain ! Ô peuple, si tu arrivais à me produire quelque chose
de cette veine ! Mais tu ne fais que rester assis là, bouche
bée ; n’es-tu pas soulevé par la pensée
d’être digne du chant d’alouette d’un poète
immortel ? Joue donc ton histoire, élève-toi, brise ton
cocon, déferle de tes gorges étroites, dirige ta fière
voile face au vent du Nord ! Ô quel magnifique drame
j’écrirai, j’irai à Paris et j’écrirai
le drame dans lequel je te comparerai à ce machin alpestre royal
déployant ses ailes.
- Ô peuple ! Comment cela,
un drame ? Je veux t’écrire un roman, ô peuple, un
roman de guerre, la bataille d’un peuple !
- Seulement voilà, il y faut
vraiment toutes sortes de choses, un roman de guerre, dis-moi ce que tu en
penses. Il y faut des épisodes qui se laissent bien écrire si
vous me permettez ce langage populaire. Il y faut des chevaux ailés, des
canons tonnants, des assauts hurlants, un ennemi gigotant à la pointe
des baïonnettes, des foules tourbillonnant en volutes
ensanglantées, des râles mortels, des galops de chevaux –
ah, j’ai déjà mentionné les chevaux, pardon – bref,
des râles d’agonie, des rivières de sang, des regards
brisés, des ruisseaux murmurants tels des rivières pourpres
– bon, je ne continue pas, rien que d’y penser on a la plume qui se
dégaine dans sa poche !
- Lève-toi donc, ô
peuple, en avant vers la superbe et héroïque bataille !
Advienne que pourra, ou que vienne la mort sublime où la tombe est
entourée de peuple. En avant ! En avant ! Au combat, ô
peuple ! Même les deux bras perdus, même si nous sommes tous
perdus ! Mais en avant ! Et si nous devons tomber, et si par malheur
un de nous deux doit périr, en tout cas moi j’irai à Paris
et ma plume trempée dans les larmes ensanglantées de mes yeux,
j’écrirai ta mort magnifique, ô peuple !