Frigyes Karinthy :   "Ô, aimable lecteur"       

 

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l’instant du prÉsent

 

Réflexion pascale

Jattendais le tram : devant moi des rails se croisaient, il pleuvait, la chaussée brillait et de l’autre côté des gens se hâtaient.

C’est alors que je fus frappé par cette pensée, elle traversa mon esprit comme un ouragan de vent frais, le vidant de tout ce qui est chagrin, angoisse sourde ou mauvaises prémonitions.

L’instant du présent ! Cet instant-ci, je suis debout sur le trottoir, de l’eau mousseuse se dirige vers les égouts et au-dessus de moi le ciel est grisâtre. Cet instant, un des cent milliards d’instants qui diffère de tous les autres, parce que cet instant se produit pour la première fois sur la Terre et tout ce qui viendra ensuite est inconnu.

Vous bougez et vous vous déplacez dans l’espace que votre destin a délimité et dont vous connaissez déjà les possibilités, monts et vallées, et vous oubliez votre long parcours dans le temps qui vous conduit des paysages familiers vers l’inconnu infini.

L’instant du présent ! Quelle profondeur, quel tourbillon s’ouvrent devant moi : la chaussée plonge devant mes pieds comme si, sur une piste sinueuse et pentue, je me trouvais au pied d’une montagne et un mur rocheux descendrait brutalement dans la profondeur. Je me trouve encore sur la berge du passé, un pas de plus et c’est la mer étrangère, l’océan aérien. C’est ce que devait ressentir Christophe Colomb, debout sur la rive de l’Océan Atlantique, fixant de ses yeux l’horizon dont il ne pouvait pas encore savoir s’il englobait un monde inconnu ou s’il se déversait directement dans le ciel étoilé.

Derrière moi des paysages abandonnés. Je m’en souviens très bien. Je suis passé près de la source du désir enfantin où des fraises rouges de joie étincelaient par endroits parmi les herbes vertes. J’ai traversé le gué du froid ruisseau de la déception, des trains grondants, douloureux, m’ont transporté à travers le sombre tunnel du désespoir. J’ai partout rencontré des gens et je connais la place de chaque objet. Ce qui est derrière moi, je ne peux plus le changer, l’image dynamique s’arrête, les personnages, personnages du passé, restent une jambe en l’air, la bouche ouverte pour parler, un bras levé, et ils restent maintenant ainsi jusqu’à la fin des temps. Un bras tendu vers moi, un mot qu’une bouche inconnue me lançait en partant, une pierre tombant du toit d’une maison, qui me fit sauter de côté, le geste d’une femme se tournant vers la fenêtre et dont l’épaule souleva légèrement le rideau de dentelle : tout cela s’est arrêté, s’est figé et il n’existe pas de force qui pourrait déplacer un brin du duvet du passé qui voltigeait dans la brise, il n’y a pas un pouvoir qui pourrait invalider un seul remuement d’aile d’un moustique.

Mais ce qui est devant moi – hé, entendez-vous ? – rien n’en a encore été décidé. J’ai encore mon mot à dire, j’y suis attendu, je peux intervenir, j’y suis encore libre : là personne ne donne des ordres, là il n’est ni serviteur ni maître, parce que là, personne n’a encore foulé le chemin de son pied, personne n’a déposé des rails, personne n’a tracé des lignes, personne n’a bâti des maisons, là il n’est ni mien ni tien, là il n’est ni état légal ni devoir illégal. Il n’y a pas de fonctionnaire sec et sans âme pour dire : vous appartenez ici ou là, il n’y a pas de dossier ni d’attestation, ni timbre, ni cachet, là mon nom et mon destin ne sont pas inscrits dans des listes parce que cette contrée n’appartient encore à personne, personne n’y règne, elle n’a pas encore été occupée, les puissants ne l’ont pas encore distribuée entre eux. Là-bas je suis l’égal des rois parce que je pourrais encore y devenir roi et eux simples soldats. Dans ce pays-là, Grey[1] ne fait pas de discours et Asquith[2] ne prend pas de décision et la conférence de Paris n’y légifère pas, obligeant tout le monde, y compris ceux qui reconnaissent d’autres lois. Parce que sur les routes de ce pays on ne peut pas dresser des panneaux et des clôtures, parce que personne ne connaît les routes de ce pays, parce que les routes mènent peut-être dans les nuages, peut-être sous la terre, là-bas ce qui est noir ici est peut-être blanc, là-bas les fleuves ne courent peut-être pas à la mer, là-bas ce qui est en bas ici est peut-être en haut et là-bas, peut-être, la pierre lâchée ne retombe pas sur la terre. Que personne n’ose prétendre qu’elle retombe sur la terre, puisque dans ce pays, personne n’a jamais vu encore une pierre et n’a jamais vu de fleuve et n’a jamais vu de mer et n’a jamais vu de blanc et n’a jamais vu de noir, car cette contrée est le pays du futur inconnu.

Dans ce pays-là j’ai encore des chances – entendez-vous ? – là-bas j’ai des terres et des domaines. Debout ici, sur la berge du passé, j’y fais entrer mon regard et je tends mes bras : ce qui se trouve là-bas, je peux le toucher, je peux le changer, je peux le déplacer. Si je veux, là-bas ce n’est pas comme ça veut être, un geste de moi et peut revenir ce qui voulait partir, et peut se mettre en route ce qui faisait du sur-place.

Car là-bas notre compagnon, la Volonté cent fois enchaînée et cent fois bafouée délie ses poignets et débande ses yeux.

Dimanche de Pâque ! Les cloches sonnent. Que l’homme nouveau qui est né libre, qui ne craint pas l’Avenir parce qu’il le veut et il le provoque, brise la prison de son passé.

 

Suite du recueil

 



[1] Edward Grey (1862-1933). Ministre des Affaires Étrangères du Royaume-Uni de 1905 à 1916.

[2] Herbert Henry Asquith (1852-1928). Premier ministre britannique de 1908 à 1916