Frigyes Karinthy : "Ô, aimable lecteur" (Femme et enfant)

 

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La femme et la justice[1]

La femme alla voir la Justice et lui dit :

- Je n’aime pas mon mari, je veux divorcer, je demande qu’on veuille bien me séparer de lui.

La Justice était en train de feuilleter les archives de jurisprudence et elle répondit machinalement :

- À votre guise, c’est très simple. Vous présentez une requête de divorce, alors nous invitons le mari à faire savoir s’il y consent, et s’il y consent ça tourne rond, nous vous séparons.

- Le problème est que mon mari ne consent pas à divorcer, il n’y voit aucune raison, moi seule j’ai une raison, c’est que je ne l’aime pas.

- Ça, ce n’est pas une raison. Pourquoi ne l’aimez-vous pas ?

- Je l’ignore complètement, pourquoi je ne l’aime pas, probablement parce que je le déteste.

La Justice feuilleta dans la jurisprudence mais elle ne trouva aucune instruction sur un tel cas.

- Eh bien, ce n’est pas possible. Dans ce cas nous ne vous séparons pas. Il ne peut y avoir que deux cas : ou le mari consent au divorce, ou vous-même êtes en mesure de citer une cause que la loi accepte comme cause de divorce. Votre mari boit-il, est-ce la raison qui vous empêche de l’aimer ?

- Il ne boit pas. Pourtant je ne l’aime pas. Peut-être que s’il buvait je l’aimerais.

- Votre mari vous bat-il ?

- Il ne me bat pas. Pourtant je ne l’aime pas. Peut-être que justement je l’aimerais s’il me battait.

- N’arrive-t-il pas à vous entretenir, c’est pourquoi vous ne l’aimez pas ?

- Il arrive à m’entretenir, pourtant je ne l’aime pas.

- Alors voici le dernier et plus important argument : votre mari n’est-il pas un homme à votre égard ? Car si vous arrivez à prouver que votre époux n’est pas un homme, la loi reconnaît que s’il n’est pas un homme, il n’est pas un mari non plus et elle vous sépare.

- C’est un homme, et comment, c’est justement ça que je n’aime pas en lui, que moi je ne l’aime pas et lui, il veut quand même être un homme à mon égard. S’il ne voulait pas être un homme à mon égard je pourrais continuer à vivre près de lui, même sans l’aimer. Si je suis venue voir la loi c’est pour qu’elle empêche mon mari d’être un homme à mon égard.

- Alors là, il n’y a pas de loi pour ça. Si madame pouvait affirmer que le mari de madame n’est pas un homme, alors on pourrait peut-être faire quelque chose.

- Seulement dans ce cas ?

- Seulement.

La femme réfléchit.

- Vous savez quoi ? Justement j’y pense, il n’est pas un homme. Je dépose donc ma requête en divorce au motif que mon mari n’est pas un homme, donc il ne peut pas être un mari.

La Justice dressa le procès-verbal.

- Nous prenons acte qu’en vertu de l’article de la loi numéro tant et tant, vous avez requis le divorce contre votre mari. Nous allons entamer une procédure d’enquête et nous vous aviserons du résultat.

La femme rentra chez elle et attendit. Pendant ce temps la Justice alla voir le mari et lui dit :

- Votre femme prétend que vous n’êtes pas un homme et veut divorcer pour ce motif. Que pouvez-vous dire pour votre défense ?

- En voilà une histoire, je ne suis pas un homme, moi !?

- Prouvez-le !

- Comment pourrais-je le prouver si ma femme ne me permet pas de le prouver ? Elle me ferme sa porte.

La Justice réfléchit pendant une minute.

- Nous ferons appel à un expert en médecine.

L’expert en médecine déclara qu’un homme ne peut prouver sa virilité qu’envers une femme. Mais si la femme refuse de se soumettre et de servir de cobaye à cette fin, la loi ne peut pas l’y contraindre. Que faut-il faire ?

La Justice réfléchit pendant trois jours puis elle comprit que l’unique moyen de régler ce problème est pour la loi de commettre une femme à l’égard de laquelle le mari pourra prouver son innocence par rapport à la présomption qui fait l’objet de l’accusation. Il était indispensable d’en faire la preuve et c’était le seul moyen.

La loi commit donc une femme qui par profession avait coutume d’assurer l’assistance légale dans ce genre d’expertise, et devant la commission désignée le mari fit la preuve de son innocence. Un procès-verbal fut dressé qui, se référant au diagnostic médical annexé, constata que l’accusation portée par l’épouse était sans fondement étant donné que l’époux était bel et bien viril, en conséquence de quoi, l’unique motif cité dans la requête de divorce s’étant avéré nul et non avenu, en vertu de l’article de la loi adéquate il convenait de rejeter la requête. La femme devait être dûment informée de ce résultat.

La femme s’arracha les cheveux, puis elle mit dessus son plus beau chapeau et se dirigea vers les berges du Danube afin de se jeter dans le fleuve. Dans la rue Lajos Kossuth elle rencontra l’Avocat, elle lui vida son cœur à propos du mauvais tour que lui avait joué la Justice.

L’Avocat réfléchit un instant puis il dit :

- Attendons un peu avec cette noyade. On va formuler une nouvelle requête en divorce.

- Pour quel motif ? Mon mari ne boit pas, ne me bat pas, peut m‘entretenir et il est viril. La Justice ne connaît pas d’autre motif.

- Bien sûr que si ! L’adultère. Votre époux a commis l’adultère et la loi elle-même en a dressé le procès-verbal à charge. Filez-moi donc ce petit document !

Sur le champ ils rédigèrent la requête en divorce et, se référant à la loi prévue à cet effet, la Justice sépara immédiatement la femme d’avec son mari au motif qu’il était adultère.

 

Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a été publiée aux Éditions des Syrtes dans le recueil "La ballade des hommes muets"