Frigyes Karinthy : "Ô, aimable lecteur" (Femme et enfant)

 

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Un enfant comme les autres

Vous voyez bien, l’enfant est là, tout entier, il a quatre mois. Qu’est-ce que vous voulez que je vous montre ? Je sais bien que la plupart des jeunes pères s’aveuglent ; ils sont aux anges, vous savez comment c’est, un premier bébé, il n’y en a jamais eu de semblable au monde, comme il est intelligent, et comme il est beau ; moi, je ne suis pas comme ça. Moi je sais fort bien que c’est un bébé comme les autres…

- Bon, d’accord, c’est vrai, peut-être un peu plus avancé. Un enfant bien portant, un point c’est tout. Et puis après ? Il se porte comme un charme. Il n’a aucun défaut, sinon un seul : c’est qu’il n’a aucun défaut, ce qui est loin d’être naturel. Justement, je disais à ma femme : cet enfant est bizarre, chaque bébé a un défaut ou un autre, l’un a six doigts à la main, l’autre a deux têtes, qui sait quoi encore, on ne lit que ça dans la presse médicale, or celui-ci a tout tellement à sa place que c’est déjà suspect. N’est-ce pas contre nature ? ai-je demandé à ma femme. C’est tout ce qu’on peut en dire, autrement c’est un enfant comme les autres.

- J’ai plutôt peur qu’il ne soit un peu trop en avance. Regardez, je vous prie, le regard de cet enfant. On dirait qu’il nous regarde.

- D’accord, d’accord, je sais bien que d’autres bébés regardent aussi. Mais on dirait que celui-ci regarde différemment des autres enfants. Celui-ci nous regarde droit au visage, avec ses yeux.

- Avec quoi donc devrait-il regarder ? Bien sûr que ce n’est pas avec les oreilles, il ne pourrait pas voir. Je ne voulais pas dire cela. Je voulais dire que cet enfant n’a même pas essayé de regarder avec les oreilles comme les autres enfants, mais dès le début il a commencé à regarder avec les yeux. Excusez-moi mais comment a-t-il pu savoir en venant au monde avec quoi il faut regarder ? Il avait aussi des pieds, pourtant il ne sait toujours pas que ça sert à marcher; ça prendra du temps. Ce n’est pas parce que je suis son père, mais regardez un peu comment il me suit des yeux quand je passe devant lui. Observez-le bien.

L’enfant ne le suit pas des yeux.

- Vous voyez, qu’est-ce que je disais. Il fait exprès de ne pas me regarder. Exprès, il ne veut pas me regarder. C’est incroyable, un bébé de quatre mois qui a déjà une volonté autonome !! Il veut ne pas regarder et il accomplit sa volonté. C’est de la suite dans les idées, c’est ça qui est bizarre.

- Et vous savez qu’il entend ? Il entend les mots et il les écoute. Mais pas de façon à entendre simplement des sons, non, il distingue les mots : écoutez, je n’ai pas dit qu’il les comprend, ce n’est pas parce que je suis son père, comment pourrait-il les comprendre, c’est ridicule, un bébé de quatre mois, mais qu’il distingue les mots et que de chacun des mots il sait ce qu’il signifie.

- Vous ne le croyez pas ? Alors, écoutez-moi ça : chaque fois que je lui dis « didon-doudou », il me regarde et il éclate de rire ! Hein ? Pourquoi rit-il chaque fois que je le lui dis ? Ne rit-il pas parce qu’il me comprend ?

- Vous ne comprenez pas ? Vous voyez, c’est justement ce qui est merveilleux, que cet enfant-là, lui, il comprend. On va vous le montrer : Didon-doudou !! Didon-doudou !! L’enfant ne regarde pas et ne rit pas non plus.

- Vous avez vu ? Sa petite bouche a trembloté. Vous l’avez remarqué ? Il avait envie de rire, mais il l’a réprimé. Les autres enfants, quand ils ont envie de rire, ils rient comme des petits fous. Et celui-ci refrène son rire, resserre la bouche, fronce les sourcils, mais ne rit pas ! Ce n’est pas parce que je suis son père, mais cet enfant a de l’amour-propre. Je ne pense pas me tromper en disant que cet enfant a de la pudeur ou quelque chose de semblable, Dieu sait quoi ; j’ai bien observé qu’il ne s’est pas laissé aller, il n’a pas ri, il attendait que je m’en aille, et plus tard, quand il a cru que je ne le voyais plus, il a commencé à rire doucement en silence. En lui-même. N’est-ce pas étrange ? Et maintenant, regardez, je vais lui tendre un hochet, regardez comme il tendra la main…

L’enfant tend le bras bien au-dessus du hochet, il ferme la main sur du vide.

- À votre avis, est-ce que d’autres enfants font cela ? Les autres enfants, stupides comme des animaux, attrapent tout, mais pas celui-ci. Ce bébé attend, observe, puis il vise les objets avec sa petite main parce qu’il veut être sûr de son affaire ; il les vise, avez-vous vu ? Puis quelques fois il arrive qu’il ne les attrape pas. Mais le plus souvent il les attrape.

- Je le répète, ce n’est pas parce que je suis son père, mais tout de même, n’avez-vous pas entendu des cas intéressants d’hérédité ? Cet enfant a hérité de tout un tas de choses, on n'y penserait même pas !… Mon grand-père aussi, c’était un homme curieux, on disait de lui qu’il savait hypnotiser, il fixait son regard sur quelqu’un, celui-ci lui posait une question, lui, il ne répondait pas, il regardait seulement fixement et alors l’autre comprenait quelle était la réponse à sa question. N’est-ce pas curieux ?

- Pourquoi ai-je pensé à lui ? Eh bien, j’ai remarqué des choses tellement curieuses chez cet enfant ; quelquefois, quand je le prends dans mes bras, comme ça, vous voyez, je le regarde et je lui parle… mais le bébé ne répond pas, bien sûr qu’il ne répond pas, mais il me regarde dans les yeux comme s’il voulait me dire quelque chose. Je pense que si je… Ce sont des choses mystérieuses !

- Je pense que si j’étais très attentif… à mon avis il n’est pas impossible… tenez, je vais tout de suite faire un essai ; suivez-moi bien.

- Didon-doudou… regarde… (Voyez comme il regarde, comme il est intelligent, comme il se concentre), dis-moi didon-doudou, dis…      que-pen-ses-tu-de-la-lit-té-ra-tu-re-de-guer-re ?…

- Oh, mon Dieu… Nounou ! Emportez cet enfant, mais vite, sacré nom… mon nouveau veston…

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- Après tout, si on y pense, ça aussi c’est une opinion.

 

Suite du recueil