Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"

 

 

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Philosophie

 

- Bon - dit Monsieur Qui-sait-tout en promenant son regard sur le monde. - Une chose est certaine, c'est que celui-là est terriblement malheureux, miséreux, misérable : la plupart des hommes sont affamés, désespérés, ratés et geignards. Celui qui ignore son malheur et ce qu'il a perdu est relativement chanceux, car s'il ne l'ignorait pas, il se tirerait aussitôt une balle dans la tête. Si j'y réfléchis un peu, je n'y comprends rien. En effet, chaque être pris séparément avait le moyen de faire plein de choses qui conduisent au bien, dont il aurait pu tirer avantage. À quoi a servi à cet imbécile de Mayer, ce bossu, tout cet argent qu'il s'est procuré, sans même beaucoup se fatiguer, simplement en n'y renonçant pas ? Pourquoi cette fortune n'est-elle pas allée à ce pauvre Pista qui est talentueux, charmant, avenant, que tout le monde aime bien mais qui crève de faim ? Pourquoi, pourquoi ? Je pense que la raison en est toute simple, les gens sont stupides. Ils n'ignorent pas seulement comment il faut faire, ils ignorent aussi ce qu'il faut faire. Ils visent une cible, s'ils la ratent ils béent niaisement, ils en accusent le méchant hasard, la fatalité, le Destin, et ils clament qu'ils sont poursuivis par la malchance, pas la peine de réagir, le mieux c'est de s'y résigner et de se laisser dépérir. Si au contraire ils atteignent leur cible et, ravis, ramassent le gibier abattu, ils s'aperçoivent que ce que de loin ils avaient cru être un rôti de faisan, n'est en réalité qu'une corneille ou quelque épouvantail, un pur gaspillage de poudre.

Monsieur Qui-sait-tout sourit intelligemment en lui-même, il hausse les épaules. Bien sûr, ce sont des imbéciles. Ils ne savent pas que la poudre doit être conservée au sec, il faut y veiller, il convient d'attendre qu'une proie sûre s'offre à l'assiette, puis bien l'observer avant de se lancer. C'est infiniment simple ! Il suffit de décider de faire toujours exclusivement ce qui correspond à mon intérêt, mon objectif et mon bien, ce qui sert mes aspirations. Tout imbécile qui a fait chou blanc se plaint de dangers, de tragédies fatales, de coups imprévisibles du sort. Fadaises ! Pour chacun d'eux, si je revisite leur existence, je suis en mesure de démontrer qu'ils auraient pu prévoir, qu'il aurait parfaitement pu éviter son malheur. Parce que le péril crie, hurle, alarme le bonhomme, le péril a une couleur criarde comme une fleur empoisonnée, il a une puanteur pénétrante comme un cadavre en décomposition, pour le remarquer il suffit de garder les yeux, les oreilles, les narines ouvertes. Et voilà tout.

Et c'est tout. N'est-ce pas que c'est simple ? Maintenant par exemple je marche dans cette belle allée ombragée. Au bout de l'allée il y a un beau kiosque, j'y vais et j'y mange un en-cas. Il y a ici une rue latérale, n'est-ce pas qu'elle est moche et sale, elle est probablement habitée par des voleurs et des escrocs, maladies, infections nuisances. N'est-il pas de toute évidence que c'est par là que je dois avancer, vers le kiosque, et qu'à aucun prix je ne dois tourner dans cette rue latérale ?

Au coin de la rue il s'arrête, il rit. N'est-ce pas que c'est évident ? Je peux librement choisir entre le bien et le mal. Je choisis donc le bien.

Il part en souriant. Il fait deux pas puis s'arrête, il poursuit sa méditation.

Le choix est effectivement libre, c'est bien là le hic. Celui qui ne le croit pas est faible, celui qui le croit est fort. Moi je le crois, je suis donc fort. Seulement une question reste en suspens : je choisis librement parce que je suis fort, ou bien je suis fort car je choisis librement ? Est-ce que ce n'est pas ma faiblesse qui me fait choisir le meilleur ou le pire…? Mais cela ne change rien. On dit que le bonheur peut loger dans une masure tandis qu'il peut se trouver à l'étroit dans un grand palais. En effet le bonheur se fiche de l'endroit où il se trouve, parce que si j'aspire au bonheur c'est pour me sentir fort, moi qui dispose de la liberté de choisir. En réalité je pourrais très bien entrer dans cette rue-là si je le voulais, mais le fait est justement que je ne le veux pas. Si je ne savais pas à coup sûr que je pourrais y entrer si je voulais, alors maintenant, bien sûr, je me sentirais mal dans ma peau, un peu comme un prisonnier. J'ai été enfermé dans un jardin lumineux, dans un éden… Peu importe, je suis enfermé et c'est insupportable. Puisque je viens seulement de constater que l'unique possibilité de trouver le bonheur c'est le libre choix, en un mot la liberté, sans quoi j'aurais une aussi triste fin que les autres qui n'ont pas pu résister à la séduction perverse que le danger exerce pour nous attirer. Oui mais, bon, moi je suis sûr que si je voulais, je pourrais entrer dans cette rue-là…

Il poursuit sa marche, puis il s'arrête.

- C'est-à-dire… En suis-je si sûr ?… Mais alors…

Il hausse les épaules et reprend sa marche.

- Ridicule ! Cela ne mérite même pas qu'on y pense. Un homme intelligent ne se casse pas la tête pour des balivernes. Moi je veux casser la croûte, j'avance donc tranquillement vers le kiosque. Une, deux, en avant !

Il bifurque et à pas fermes et droits il emprunte la rue latérale sale et obscure où cinq minutes plus tard quelqu'un l'assomme.

 

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