Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"
La derniÈre aventure
d’Haroun al Rachid
En
ce temps-là Haroun al Rachid était déjà irritable
et morose, très morose. Au cours de ses excursions nocturnes il avait pu
se frotter aux tourbillons du peuple au point même de s'en lasser, il
avait pourtant jadis tant aspiré à s'y mêler. Après
les aventures costumées, une fois le masque retiré (tantôt
celui d'un marchand ambulant, tantôt d'un apprenti barbier, tantôt
d'un chanteur des rues) il ne lui restait qu'un goût amer. Il jouait
désormais ses rôles à la perfection et un jour il
s'était même surpris à en vouloir sérieusement au
passager d'une chaise qu'en qualité de porteur il avait
traîné à travers tout Bagdad et qui avait trop peu
rémunéré sa peine.
C'est
ainsi qu'il fut entraîné dans une ultime aventure.
La
nuit de la veille il avait découvert dans un faubourg le chapiteau de
comédiens ambulants. Il était resté bouche bée
devant le jongleur et il eut donné cher pour pénétrer dans
les coulisses et comprendre le pourquoi et le comment, mais on le prit pour un
vagabond et on le repoussa. Le lendemain soir il commanda à la
garde-robe du palais une culotte rouge bouffante et un capuchon à
grelot ; il quitta sans escorte le palais par une galerie souterraine,
sous les jardins. Il s'adressa au directeur du théâtre, il se
présenta comme un comédien arménien sachant imiter les
cris d'animaux. Il se lia d'amitié avec le jongleur et bientôt il
découvrit les ficelles du métier. Plus tard, quand un public
bariolé commença à se réunir devant le chapiteau,
il en eut assez des planches et descendit parmi
C'était
une sorte de vagabonde, elle s'appelait Zoreïda.
Haroun al Rachid trouva plaisants ses cheveux hirsutes et ses longs bras
qu'elle lançait comme un fléau. Il eut un instant l'idée
de couper court à l'aventure qui d'ailleurs l'amusait déjà
un peu moins,
Mais
ce n'était pas facile. Elle n'attachait aucune importance à la
culotte rouge, elle n'était pas sensible outre mesure aux belles
paroles, elle préférait regarder le chapiteau bariolé et
les artistes, eux, ils lui plaisaient. Attends un peu, pensa Haroun al Rachid.
Le matin il ne rentra pas chez lui, il resta avec les comédiens
ambulants et leur proposa sa participation bénévole à la
farce. Ils préparaient justement une comédie somptueuse qui
s'intitulait "Calife", le personnage d’Haroun al Rachid y
était fort utile. Apprenant cela Haroun al Rachid rit de bon cœur.
Puis, revêtant une mine sérieuse il se proposa pour jouer ce
rôle, prétextant qu’il savait bien imiter le calife
réputé pour ses bizarreries. Ils l'auditionnèrent et
l'engagèrent ; la représentation devait avoir lieu le
surlendemain.
Haroun
al Rachid, le comédien (évidemment il s'était
présenté sous le pseudonyme d’Hassan) obtint un franc
succès dans le rôle d’Haroun al Rachid. Il plut surtout aux
femmes. Zoreïda se trouvait parmi celles qui
après la représentation attendaient derrière le rideau
pour l'admirer de près. Et le soir même ils se rendirent ensemble
au logis qu'il avait loué pour trois drachmes prises sur son cachet.
De
belles journées s'ensuivirent. Haroun al Rachid dégustait le
sirop grenadin de l'amour dédié à Hassan dans une
volupté paresseuse. Elle le cajolait et le comblait de mille signes de
sa tendresse. Elle l'intitulait son amour, son trésor, son dieu, le seigneur
de sa béatitude, l'empereur de ses volontés, son doux et unique
calife. Haroun al Rachid fermait les yeux et se demandait ce que dirait Zoreïda quand elle apprendrait que
l'exagération idolâtre de ses mots d'amour n'était
nullement une exagération mais la robuste vérité.
Cela
alla ainsi durant trois bonnes lunes. Hassan joua encore un certain nombre de
fois sur scène le rôle d’Haroun al Rachid et Zoreïda était enviée pour son amoureux
que tout le monde considérait déjà comme son mari. Haroun
al Rachid repoussait l'heure du retour chez lui. Le soir il brodait
déjà le bonheur d'emmener prochainement Zoreïda
dans son palais (car entre-temps il s'était mis à l'aimer) et de
lui révéler la vérité, récompense
merveilleuse et divine de l'amour de la jeune fille et de sa foi en lui.
Un
jour il décida d'entreprendre des préparatifs. À l'aube, Zoreïda dormait encore, il se glissa hors du logis et
se hâta vers le palais. Il trouva la porte du tunnel du jardin
verrouillée, cadenassée de l'intérieur ; il emprunta
donc le chemin normal. À la porte il fut arrêté, et quand
il révéla son nom les soldats lui rirent au nez : il est
cinglé, celui-là, il ignore qu’Haroun al Rachid est mort et
qu’Ahmed lui a succédé sur le trône, il pourrait au
moins se prétendre Ahmed pour qu'on le prenne pour un fou
informé.
Voilà
la dernière aventure d’Haroun al Rachid. Il fit encore quelques
tentatives pour se faire reconnaître, mais en vain, sa bague, il l'avait
hélas oubliée dans ses appartements et le faux cadavre
d’Haroun al Rachid était déjà bel et bien
inhumé quelque part en terre dravidienne où son
décès authentique avait été confirmé.
Exténué et fort en colère, il retourna chez Zoreïda qui l'accueillit boudeusement : c'est du
joli, se plaignit-elle, son mari l'avait délaissée sans argent,
il avait erré pendant des semaines on ne sait où, même
Abdullah, le soldat turc au kandjar qui pourtant avait voulu l'épouser
avant qu'elle ne rencontre Hassan, n'aurait pas fait une chose pareille.
En
cours de route, Haroun al Rachid s'était bercé d'illusions
consolantes : il dévoilerait à Zoreïda
son identité et ses malheurs. Mais maintenant, en écoutant les
pleurnicheries accusatrices de la jeune femme il comprit que ce serait peine
perdue, elle ne le croirait pas. Mais comme son argent allait en diminuant, il
alla voir le propriétaire du théâtre qui lui apprit qu'un
autre comédien avait repris entre-temps son rôle et que le public
trouvait que ce dernier imitait plus fidèlement la voix et les gestes d’Haroun
al Rachid que lui, Hassan. D'ailleurs Zoreïda
qui était venue assister à une représentation en compagnie
de son soldat turc pour voir jouer le rival de son mari, était du
même avis.
Ses
longues supplications furent couronnées de succès et on lui
confia un rôle subalterne. Mais six mois plus tard la troupe
démonta le chapiteau et partit sans lui. Il fit encore quelques
tentatives pour trouver du travail car Zoreïda
se faisait en vieillissant de plus en plus amère et querelleuse. Au
cours de ses aventures antérieures il avait appris divers métiers
qu'il exerçait maintenant tant bien que mal : pendant deux ans il
gagna son pain comme jongleur, puis comme barbier, ensuite durant des
années, tantôt vendeur de foire, tantôt tireur de
charrettes, tantôt chanteur des rues. Une année noire, le cours de
la drachme étant au plus bas à Téhéran, il se fit
même engager comme pigiste au "Miroir de Bagdad". Et le jour
où Youssouf, le rédacteur du "Miroir de Bagdad",
louangea son travail, Haroun al Rachid rougit de plaisir et crut avoir
reçu réparation pour l'humiliation subie bien des années
auparavant quand il avait traîné à travers tout Bagdad un
passager qui l'avait trop peu rémunéré pour sa peine.
Parce
que tout compte fait, Haroun al Rachid était un brave homme.