Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"

 

 

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Maquillage[1]

 

Elle étala encore un peu de rouge sur ses lèvres, elle ombra ses paupières de mascara noir, arrangea les mèches sur le front et fit une pirouette devant moi. Des festons de mousse tourbillonnèrent, des rubans voltigèrent, du diamant étincela, le parfum vibra.

- Suis-je belle ? – demandèrent les deux bandes de peintures en forme de lèvres, s'entrouvrant légèrement, juste autant que l'extrémité des bandes le permit et les cils taillés en pointe se dressèrent.

Je souris avec étonnement.

- Tu es belle – répondis-je alors parce qu'il me revint qu'une fois elle m'avait déjà posé la même question avec ce même visage et cette même pirouette, et il me semble que nous étions alors dans les mêmes circonstances… Et parce que je me souvins qu'alors elle était belle et désirable. Mais quelle étrangeté que je me souvinsse de tout cela : de son geste pour porter le bâton de rouge à ses lèvres et le mascara à ses yeux ; mais ce qui s'était passé entre-temps, où j'étais et où elle était, qui elle était et qui j'étais moi, d'où je la connaissais – de tout cela je n'avais plus aucun souvenir. Il est possible que j'aie seulement lu tout cela quelque part ou vu dans un musée… Mais non puisque le goût et la chaleur du rêve frémissaient aussi là, derrière le souvenir.

Le temps que j'atteignisse le bas de l'escalier, le goût de ce rêve m'envahit tout entier, mes yeux brûlaient et mes tempes battaient.

Dans le hall elle me rattrapa.

- On y va ? – soupira l’Origan Coty. La poudre de riz parfumée me chatouilla un instant le visage. Dans l'automobile elle se blottit contre ma poitrine. Je compris alors ce qu'était ce rêve : en bas, sur le bord du ruisseau, parmi les fleurs champêtres, gesticulation de deux bras, convulsion de deux jambes nues, une insolite odeur âpre et la frayeur d'yeux écarquillés. Cornegidouille ! Seigneur Dieu ! Moi, j'ai pu oublier cela ! Quelle joie explosive, bonheur éclatant – le sens de l'herbe, de l'arbre, de l'air et des rayons du soleil – que cela me soit tout de même revenu !

J'ai balbutié quelque chose, enivré… Alors c'est toi, c'est toi ?

Le parfum et les festons de mousse haletèrent en chuchotant dans mon oreille, envoûtants, langoureux.

- Madame Singer… Tu l'as vue ?… mais le diamant était faux… pour elle c'est facile… c'était une affaire… ce n'est pas son mari qui l'a acheté… c'est Kató qui me l'a dit… cette blonde, en crêpe mousseline… sinon elle n'est pas trop mal faite… Mais elle a de gros pieds…

C'est ainsi que me répondirent parfum et festons en haletant… Sur le coup je n'en revenais pas… Quoi ! J’avais peut-être mal écouté, je n'avais pas bien compris… Plus tard, plus tard, au ruisseau…

L'automobile tourna brusquement, cahota, ralentit. Les phares balayèrent la rive, c'était bien le ruisseau : je sentis l'odeur des fleurs champêtres. Poursuivons !

Je l'ai prise dans mes bras pour monter l'escalier, haletant, les muscles gonflés. Une porte claqua, j'ai encore entendu les pas traînants du portier mourir dans la cour. Puis tout fut silence, portes et fenêtres fermées, et moi seul avec ma proie. Elle était allongée sur le canapé, elle ne parlait plus, elle ferma les yeux.

J'ai allumé une lampe de chevet, puis je me suis approché prudemment. J'avais projeté de l'embrasser ainsi, d'abord avec douceur et prudence, les yeux fermés. Mais j'ai été gêné par les deux bandes rouges. Je me suis rendu à la table de toilette pour y prendre une peau de chamois afin de les frotter.

C'est parti aisément, mais en dessous je n'ai pas trouvé la douceur du vivant visage : il y avait en dessous une couche de fard plus pâle mais plus dure, la trace d'un maquillage antérieur. Oui, c'était bien cela, je me le suis rappelé, quelques mois plus tôt, lorsque je l’avais vue la première fois.

J'ai apporté une peau de chamois plus grande et je me suis mis à frotter tout le visage, les paupières et tout ce charmant visage aux lignes raffinées. La pellicule de maquillage a lâché petit à petit, j'ai versé dessus une fine couche d'esprit-de-vin : alors tout est venu. J'ai trouvé dessous une image plus maigre mais c'était aussi de la peinture ; oui, j'ai reconnu la trace de la main de l'artiste.

Alors, passablement en colère, je me suis attaqué à cette nouvelle couche aussi. La lumière de la lampe vacillait, je ne voyais plus grand-chose, je n'étais guidé que par le fin toucher de mes doigts. En dessous se détacha une nouvelle couche, également du maquillage. J'ai poussé un hurlement et versé dessus tout le flacon. Ensuite j'ai commencé à malaxer, frotter, gratter, pour parvenir jusqu'à la chair. Le masque coloré s'est mis à bouger, il a lâché, il a coulé entre mes doigts, mes deux mains n'étaient que poisse colorée, elles dégoulinaient en épais ruisseaux sur les deux côtés du canapé, ça a commencé à s'épandre au sol. Tout à coup j'ai eu le sentiment que je pétrissais désormais le velours du canapé… Pris de panique, j'ai attrapé la lampe pour l'approcher.

Le corps était bien étalé là sur le canapé mais plus de tête. Il restait à sa place une tache de peinture diluée, souillée, que le velours du canapé absorbait goulûment.

J'avais la gorge sèche.

- Qu'est-ce que ça peut me faire, ai-je râlé, puisque le visage n'était qu'une enseigne ! C'est le corps que je veux !

D'un geste vorace j'ai arraché la soie pour y mordre… Mais en dessous je n'ai pas trouvé de chemise ; il y avait une autre robe… Oui, je l'ai reconnue, celle dans laquelle elle m'avait un jour croisé, suspendue au bras d'un autre… J'ai aussi arraché celle-ci. Apparut alors un tailleur… Celui que lui a offert un banquier. Sous le tailleur une étoffe de batiste de jeune fille, claire, à fleurs : c'est sa mère qui la lui avait achetée pour la marier… C'est par le milieu que je l'ai déchirée… Je finirai bien par la trouver en dessous ! J'ai enfoncé ma main dans la déchirure… Ma main fut arrêtée par un objet douillet et soyeux : je l'ai extrait, c'était des langes de dentelle, vides, bordés de festons mousseux : les langes dans lesquels on l'avait placée quand elle est venue au monde. Mais elle n'était nulle part, il n'y avait sur le canapé qu'un ramassis de chiffons épars.

 

Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a été publiée aux Éditions des Syrtes dans le recueil "La ballade des hommes muets"