Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"

 

 

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Deux jeux

 

Je me rappelle très bien les jeux auxquels je jouais enfant, sans camarades ni jouets, tout seul, dans une transe surhumaine de l'imagination, oubliant tout, envoûté, aveugle et sourd, m'abandonnant à la mortelle ivresse du jeu : à l'idée fixe du jeu, à la folie du jeu, il n'existe pas d'ivresse plus salutaire. J'ai été blanc, délicat et écumant palefroi, un mors doré en bouche, obstinément debout, tête baissée, piaffant d'impatience de temps à autre. J'ai été locomotive à vapeur avec des yeux de feu dangereusement rougeoyants, les pistons de mes deux poings fendaient l'air en pantelant, haletant, sifflant ; mes poumons, cette chaudière, soufflaient et des volutes de fumée s'échappaient de mon crâne. J'ai été automate, sorcier mécanique, pour rien au monde je n'aurais bougé de ma place tant que quelqu'un n'avait pas remonté ma machine à marcher : c'est une machine à parler qui parlait en moi, une machine à pleurer qui faisait couler mes larmes et tout fonctionnait en moi à la pression de boutons jusqu'à la dernière cellule.

J'ai été bateau à voile, j'ai vogué doucement tout au long de la rue Damjanich, observant en plein jour le mouvement des étoiles, une boussole dans la main droite et la gouverne dans la main gauche ; les voitures qui me croisaient, les gens qui venaient en face étaient autant d'écueils, de rochers, des Charybde et des Scylla, autant de risques à esquiver habilement, pour gagner ensuite mon port, sous le porche de notre immeuble. J'ai été le chef des fourmis rouges, j'ai été girouette sur le toit ; j'ai été coureur de marathon, j'ai été papier tue-mouches, j'ai été dragon vomissant le feu, sémaphore, pain de sucre en hiver, en été taupe creusant sa galerie. Quel ingénieux ingénieur j'étais, je bâtissais des villes souterraines, et quel dresseur de fauves, dompteur de poulets, être fabuleux enseignant au chat à nager, au poisson à marcher ! Savez-vous que c'est moi qui ai inventé l'avion ? J'ai fendu le vent au-dessus du château de Buda avant Blériot et les frères Wright, virevoltant, de plus en plus haut, regardant en bas avec fierté la multitude ébahie, bouche bée.

Mais qui se souvient encore de moi à l'âge de treize ans, maigre, les yeux verts et en feu, rasant les murs et tapant sur les clôtures avec la paume de mes mains, quelquefois sautillant en rythme, levant haut la tête, quelquefois les yeux baissés, les bras croisés sur ma poitrine, les pas mesurés comme si des bottes de marbre alourdissaient mes pieds et comme si je portais un objet lourd sur ma tête. Et qui se souvient encore de moi, pâle, la tête haut levée, les bras croisés dans le dos, avançant lentement, très lentement mais fermement, affichant sur mon visage une fierté transfigurée d'outre monde ?

Aujourd'hui je peux déjà dire deux de mes jeux les plus secrets à ceux qui en ces occasions se retournaient interloqués. Aujourd'hui je peux leur dire pourquoi je ne pouvais pas les regarder, pourquoi je ne pouvais pas les voir.

Je ne pouvais pas les regarder, je ne les voyais pas, puisqu'à ces occasions-là je marchais au milieu d'une foule immense. Dans le premier jeu j'étais roi, escorté de hérauts qui portaient un cor à leur bouche, montés sur des chevaux blancs. Venaient ensuite les notables, des chevaliers en armure, des ministres en tenue de cérémonie. Des deux côtés, derrière la foule retenue par des barrières, des tribunes, une multitude brandissait des bannières. C'est ainsi que je faisais mon entrée dans la ville soumise : aujourd'hui Vienne, demain Londres peut-être. Nous avançons vers le palais à la tête de mon armée ; une reine agite son mouchoir au balcon. Maintenant je peux déjà le dire : à ces occasions-là j'évoluais dans la rue à pas doux, le sourire bienveillant, les bras croisés sur la poitrine, humble et modeste, comme si j'allais à l'église.

Mais je jouais à l'autre jeu peut-être encore plus souvent et plus volontiers. J'y marchais également au milieu d'une foule contenue par des barrières, mais cette foule-là maugréait, bouillonnait et injuriait. Mais mains étaient attachées dans le dos par une chaîne de fer, cette chaîne était tenue des deux côtés, devant moi le bourreau en robe couleur de sang. L'échafaud n'est plus très loin, on entrevoit les tréteaux disposés pour l'occasion. Lorsque nous nous approchons le bourdonnement diminue progressivement, les cœurs sont pris, les gorges sont serrées par une panique poignante. Des yeux écarquillés, des bouches béantes de frayeur se fixent sur moi quand je progresse seul, lentement, calmement vers l'avant. C'est l'horreur qui paralyse tous les muscles, qui enracine les pieds sur place. Au milieu de ce grand et noir silence mortel se tapit honteusement l'Ignominieuse Méchanceté, tandis que moi, laissé à moi-même, j'avance lentement, solitaire, fermement, moi, la Conscience condamnée à mort.

C'est à ces occasions-là qu'à l'âge de treize ans je marchais dans la rue, pâle mais la tête dressée, les mains dans le dos, lentement, très lentement, avec sur mon visage une sorte de défi d'outre monde transfiguré.

 

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