Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"

 

 

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Vieux et jeune

 

L'oiseau mécanique invisible cahota, il vira, il bascula et s'arrêta. Mon pilote montra du doigt la ville qui s'étalait en dessous.

- C'est celle-là. Les maisons, les rivages sont encore un peu boueux, mais n'oublions pas que l'eau qui les a inondés pendant cent ans vient tout juste de se retirer laissant tout dans l'état où c'était au tout début du dix-neuvième siècle. Mais la vie est repartie. Regardez, les diligences circulent gaiement, les crinolines ont séché, la vie recommence à pétiller, on vend des glaces aux coins des rues et entre les arbres de l'allée des étudiants vêtus de rouges déclament du Berzsenyi[1].

- C'est bien. Posez-moi là, devant la boutique du torréfacteur.

Nous atterrîmes dans un crissement. Je descendis, je confiai à mon pilote le soin de faire un saut à Paris afin de me procurer les places à l'Opéra pour le soir et qu'il passe me chercher dans une demi-heure, entre-temps je me délasserais dans ce fauteuil, ça fera du bien à mes vieux os. Ma barbe de vieillard se faisait titiller par la brise du jeune printemps, je frottai de mes mains tremblantes mes deux faibles yeux larmoyants. Le garçon s'arrêta devant moi.

- Qu'est-ce qu'on va servir au vieux ?

- Heu… bon, apportez-moi une glace.

Pendant ce temps j'observais la terrasse. Oui, tout était conforme aux tableaux anciens que je connaissais. Le théâtre devrait se trouver dans cette direction, la tour ici, le relais de poste par là-bas… Évidemment ce flot de lumière étincelante, toujours neuf, toujours jeune, le Soleil, je n'y avais pas pensé, il ne pouvait pas figurer sur les vieilles images.

Je me mis à gigoter comme quelqu'un qui se sent observé. Je me retournai, quelqu'un s'était assis à la table voisine, un grand jeune homme d'une vingtaine d'années. Sa tignasse hirsute lui retombait sur le front en un généreux désordre, un col triple sur les épaules, un carnet à dessins à la main, il est en train de gribouiller dedans avec un fusain en me jetant des regards. Ah, voilà, une sorte d'artiste, peintre ou dessinateur, et il semble m'avoir choisi pour modèle.

Le vieux (de 1940) : C'est moi que vous dessinez, mon jeune ami ?

Le jeune (de 1810) : Dame oui, vieil homme. Ne bougez point, c'est bientôt prêt.

Le vieuX : Je peux voir ?

Le jeunE : Tenez, si c'est votre désir. Mais vous n'y saisirez miette.

Le vieux (il regarde) : Oui, je vois… Travail talentueux… Si je ne me trompe pas c'est Mányoki[2] ou Kupeczky[3] votre maître…

Le jeune (avec un sourire dédaigneux) : Où en réside donc, vieil homme, l'importance ? De mes œuvres, de ce que nous, jeunes, faisons, ni un Mányoki ni un Kupeczky ne saurait être le maître – de braves artisans pour votre époque à vous, je ne prétends nullement le contraire – nous sommes nos propres maîtres. Nous-mêmes, l'avenir, le Demain.

Le vieuX : Ah bon, je commence à piger. Vous, mon jeune ami, vous êtes le porte-drapeau du nouvel art moderne, de l'avenir révolutionnaire.

Le jeune (avec un geste de dédain) : L'art ! Pourquoi de l'art précisément ? S'agit-il seulement de l'art ? Non, il s'agit d'un monde nouveau à naître, nous, quelques-uns qui avons vingt ans, les hommes de Demain, commençons à entrevoir, et nous n'hésitons pas à exprimer cette vision avec force, même si nous nous faisons pour cela lapider par les vieux fossiles, les vieilles perruques, ils nous jalousent sans nous comprendre. Mais comment pourraient-ils nous comprendre, ils appartiennent au passé et nous à l'avenir !

Le vieux (honteusement) : Oui, bien sûr… je ne dis pas… il est certain que la jeunesse a sa vocation… Cependant, même si, étant un vieil homme, je n'arrivais pas à suivre le flamboiement du jeune génie que vous êtes… je comprendrais peut-être si vous m'expliquiez ce que c'est que vous voyez, entrevoyez, devinez, souhaitez pour l'avenir. Dans ma jeunesse, moi aussi je m'intéressais au futur, à la culture, à l'évolution de la civilisation… Je serais peut-être capable de vous entendre si vous vouliez bien m'expliquer.

Le jeune (haussant les épaules) : Nenni, je n'en crois goutte. Ne m'en veuillez pas, vieil homme, je cuide que c'est affaire d'âge, de ne plus ouïr l'époque dans laquelle on vit. Avisez donc : tout bouillonne, tout bouge, tout renaît autour de nous, dans le monde alentour comme dans nos tripailles.

Le vieuX : Dans nos entrailles vous vouliez dire.

Le jeunE : Voilà, l'archaïsme qui refuse d'accepter les termes nouveaux et courageux ! Non, vieil homme, nous les jeunes disons désormais tripailles et pas entrailles selon votre facture dépassée. Les tripailles des jeunes c'est autre chose que vos vieilles entrailles.

Le vieux (résigné) : C'est vrai, je le sens moi-même que je faiblis, je suis petit à petit dépassé par le monde qui est le mien. Le temps que mon vieux briska m'a bringuebalé depuis Moscou à une altitude d'à peine six mille mètres, il a fallu presque une heure – je supporte mal la vitesse ; le proverbe a raison quand il dit "vieux grognard, hélice usée".

Le jeune (sans trop écouter, avec enthousiasme) : Nous y voilà, vous l'avez dit ! La vélocité, c'est là que le bât blesse ! Tandis que moi pour me sentir bien sur mon séant il convient que telle Pégase, la poste m'emporte en fusant à travers champs et forêts !

Le vieux (avec envie) : Tellement vous aimez la vitesse, la grande allure

Le jeune (avec animation) : Il n'y a que ça ! L'allure, c'est ce qui compte le plus ! L'autre jour j'ai harcelé à mort un cheval pour arriver en une demi-journée de Pest à Pomáz ! Le siècle à venir sera celui de la vertu et du courage ! C'est moi qui vous le dis, vieil homme ! (Il tombe dans une extase de visionnaire.)  Et vous, vieillards dépassés, c'est en vain que vous ragez, que vous mettez des bâtons dans les roues du Progrès… moi je vois déjà avec mes yeux vaticinateurs à la manière d'un Saint Jean-Baptiste, je vois le Nouveau Poète, il n'évolue plus en bancale guimbarde mais dans un carrosse endiablé… J’entends, je l'entends entonner son chant quand nous aurons inventé la Charrette à vapeur… (En déclamant.) "Jusque-là l'oiseau seul savait voler… Désormais l'Homme aussi volera…" (Il saute sur pieds et déclame, les bras écartés.)  "Vole, mon navire, tu portes le Héros de Demain !"

Je n'entendis pas la suite car à cet instant mon pilote vint me chercher à bord de son oiseau mécanique invisible, il atterrit devant la terrasse. Moi, gémissant, mes vieux os craquant de partout, je suis monté dans mon modeste petit véhicule. L'avion décolla en cahotant, trente secondes après, d'une altitude de cinq mille mètres j'ai revu l'homme de Demain, le Jeune Titan qui balayera les vieux, il agitait ses bras avec enthousiasme devant la terrasse du petit café, il prophétisait des charrettes à vapeurs volant à sec et des navires volant sur l'eau. Je soupirai, triste et envieux. L'instant suivant il me fut caché par le nuage que nous venions de traverser.

 

Suite du recueil

 



[1] Dániel Berzsenyi, poète lyrique hongrois (1776-1836)

[2] Ádám Mányoki (1673-1757). Peintre baroque hongrois.

[3] Jan Kupeczky (1667-1740). Portraitiste hongrois.