Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"

 

 

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Kleptolande

 

Durant de longues années, le pays de Kleptolande connut une ère de calme et de prospérité paisible. Jean premier, dit Jean pickpocket, qui autrefois avait dérobé ce pays dans la poche de pantalon des jobaires ou plutôt jobards indigènes et qui de toutes les régions du monde avait transplanté ici des frères de sang réunis par des idéaux communs (sur une base ethnologique et morphologique) de même que par la teneur en collagène de leurs phalangettes : il dota ce pays d'une constitution dont les lois promettaient de durer des siècles à supposer que des ennemis extérieurs ou des luttes intestines n'en ébranlassent pas les fondements.

Les citoyens de Kleptolande vécurent dans la plus parfaite harmonie, surtout au début. Des lois sévères protégeaient la propriété privée contre toute violence et brigandage, par conséquent chacun était largement pourvu en biens et en valeurs propres à être volés. Évidemment les rudes instincts élémentaires que l'homme hérite depuis la préhistoire, se manifestaient de temps à autre, mais grâce aux lois coercitives, disciplinaires et punitives ils étaient constamment bridés. La police veillait vigilamment à réprimer les abus. Si quelqu'un par exemple se faisait voler quelque chose en bonne et due forme, il ne devait ni exiger ni revoler la même chose à la même personne ce qui anéantirait le fruit de la peine du voleur, mais en bon voleur diligent et honnête il devait voler quelqu'un d'autre qui lui-même avait dépouillé quelqu'un d'autre que lui. La brutalité et la querelle étaient particulièrement réprimées : celui qui dérangeait son concitoyen dans son travail, qui par exemple avertissait une victime en train d'être volée, devait voler une amende très lourde, pouvait même être emprisonné.

À l'école on formait la jeunesse à l'habileté manuelle, aux bonnes manières, à la rapidité de jugement et au respect des lois. On n'avait guère besoin de sciences, puisque ce dont tous avaient besoin, on le trouvait tout prêt chez autrui. Lorsque deux citoyens se rencontraient, ils se tapotaient amicalement la poche l'un de l'autre, ils causaient, ils se volaient leurs pensées, puis chacun vaquait à ses occupations. Si quelqu'un léchait les vitrines et s'il trouvait par exemple un magasin de chaussures dont le propriétaire voisinait momentanément dans une autre boutique pour se voler un chapeau, il s'y faufilait rapidement pour se dérober une paire de chaussures. La vie était variée et plaisante en Kleptolande. Il arrivait que quelqu'un sortît de chez lui et le soir en rentrant il trouvait un nom étranger cloué à sa porte : on lui avait volé son logement ; éventuellement, si au moment du vol sa femme se trouvait par hasard à la maison, alors elle était volée aussi, d'ailleurs à ces occasions celle-ci ouvrait la porte le soir à son ex-mari avec un gentil sourire et cependant ce mari venait justement de chiper dans le livre oublié ouvert d'un éminent écrivain la conviction selon laquelle les femmes ont le droit d'écouter leur cœur. Notre ex-mari se dépêchait alors de s'approprier un autre logement et une autre femme ; ce dernier point présentait moins de difficultés, il suffisait de voler quelques lieux communs que d'autres éminents poètes s'étaient déjà volés les uns aux autres.

Hélas, le contrôle des frontières n'étant pas parfait, il arriva qu'un jour un élément étranger parvînt à s’introduire dans le pays. Afin de tromper les autorités, il se présenta avec son propre passeport que la police prit pour un passeport normalement volé et elle le laissa entrer. Au début cet homme eut du mal à s'en sortir : la culture kleptomane avait atteint un si haut degré de raffinement dans le pays que lui avec ses moyens primitifs ne trouvait guère sa place. À peine s'était-il volé un logement, quelques heures plus tard il se le faisait chouraver. Le pauvre vivait en permanence comme un joueur de chaises musicales qui n'arrive pas à occuper une place à temps pendant que les autres courent autour de lui.

Finalement une nuit il se retrouva tout seul, sans abri. Il se rendit à la sortie de la ville où en l'espace de deux heures il se construisit une jolie petite cabane en sable. Le lendemain toute la lumière fut faite sur le cas ; on l'arrêta et on le transféra à la police. Étant donné qu'il ne fut pas possible de constater à qui il avait volé sa cabane, la justice fut contrainte d'inventer un nouveau délit. C'est depuis lors qu'on qualifie les bâtisseurs de maisons de destructeurs.

 

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