Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"
La machine À prÉvoir
- En
quoi cela consiste-t-il ? - questionna le savant au sourire
silencieux après avoir refermé la porte. – Ce n'est
vraiment pas grand-chose. Comme vous voyez il n'y a là rien de particulier :
un simple projecteur de film avec un mécanisme pour l'arrêter, et
quelques bobines. Des bobines tout à fait ordinaires, de simples prises
de vues, sur des événements de tous les jours. Un homme marche
dans la rue, un autre plonge dans l'eau. Des enfants sautillent sur une aire de
jeu. Une brique tombe d'une maison. Des instantanés enregistrés
que j'ai tournés.
- En
quoi réside alors le miracle ? Dans le procédé, Monsieur, dans le raisonnement, ou disons plus généralement : dans
la philosophie. À la base de
mon invention il y a une idée philosophique, je dirai même
métaphysique. Vous devez savoir qu'en philosophie aussi bien que dans
les sciences ou même dans les arts ce sont des idées qui
créent une nouvelle ère, un nouveau mode de perception. Au sens technique
du terme vous n'y trouvez rien de merveilleux ; pourtant, à
supposer que vous soyez capable de comprendre l'idée simple sur laquelle
j'ai établi la pensée de la machine
à prévoir, vous reconnaîtrez que jamais personne n'a
encore bricolé de mécanisme plus osé que le mien. Vous
avez peut-être déjà remarqué la petite bizarrerie
que les bobines sont placées à
l'envers dans la boîte, la fin au début, de façon que
la projection vous présente la scène à rebours, obtenant l'effet comique auquel d'aucuns se sont
souvent essayés. En effet, voir quelqu'un émerger de l'eau et
faire un saut de dos jusqu'au tremplin, ou encore déjeuner en sortant
soigneusement de sa bouche à l'assiette la soupe à la cuillère,
ou reconstituer des morceaux de viande mâchée en un pavé,
agit de façon irrésistiblement comique.
- Tout
le monde trouve toujours ça très drôle, mais jamais
personne n'a analysé la psychologie de cet effet singulier. Il a fallu
qu'apparaisse un philosophe qui comprenne l'essentiel et saisisse son
incroyable importance.
- Je
ne voudrais pas abuser de votre temps et vous ennuyer avec le cheminement de ma
découverte. Parmi les résultats connus des spéculations
métaphysiques sur le temps
vous n'ignorez certainement pas celles qui font partie de la culture
générale. Pour ma part je vous rappellerai uniquement la
théorie du temps de Bergson,
qui m'a été du plus grand secours pour ma
découverte : le principe selon lequel l'écoulement de la vie, l'évolution, diffèrent d'un écoulement mécanique inanimé, dans le
sens que la vie n'est pas
réversible dans le temps comme l'inanimé, autrement dit la
causalité des écoulements des vies est fondamentalement autre que
les déroulements mécaniques ; dans le monde des
phénomènes de la vie, passé et avenir sont des formes catégoriquement différentes,
non interchangeables.
- Voilà
ce que je devais d'abord comprendre et ressentir à fond, pour qu'un
jour, peut-être étais-je au cinéma, jaillisse de moi
l'idée de cette expérience effarante qui en apparence est en contradiction
avec le principe bergsonien que je viens de rappeler, mais seulement en tant
qu'expérience, parce que dans ses résultats elle justifie ledit
principe.
- L'idée
de l'expérience elle-même est des plus simples. Cela commence par
l'analyse du processus inconscient par lequel nous observons une certaine
succession d'événements, dans leur forme enregistrable avec une
machine. Si la succession se déroule devant nous d'une façon
normale, alors
a-------b----------------------------------------------------------------------c-------z,
cette ligne décrit l'avancement du temps le
long du tronçon bc,
en relation causale, à la façon justement de l'évaluation
cause et effet du temps que nous utilisons pour évaluer les
événements. Je le comprends parce que le point z inconnu découle du passé, du point a connu, passe
par le tronçon bc,
vers l'avenir. Tout ce qui se passe durant bc, provient mécaniquement
et reconstitue un événement passé inconnu mais existant de
manière fixe, inchangeable, dans les événements du passé,
autrement dit contrôlable,
intervenu au moment a. Au moment b quelqu'un est entré dans la
pièce en manteau et en chapeau, je ne l'ai pas vu mais je devine qu'au
moment a il était dans la rue
alors que maintenant, de b
jusqu'à c, il évolue
devant moi, je ne peux pas deviner ce qu'il fera
au point z, vu que z est dans l'avenir dont je ne
possède pas de données enregistrées.
- Intervertissons
maintenant de force cette histoire et projetons-la devant nos yeux dans l'ordre
inverse où les événements se sont produits. Dans le film tourné à l'envers, le
schéma du déroulement sera :
z-------c----------------------------------------------------------------------b-------a.
Sur l'image j'obtiens un déroulement bc évoluant apparemment, pour mon imagination, en
avant, forçant aussi ma réflexion mue par la loi intraitable de
la cause et de l'effet d'évoluer
vers l'avant, alors que son propre déroulement avance vers
l'arrière, du futur vers le passé. Qu'en
résultera-t-il ? Rien d'autre que le fait que ma réflexion,
ma capacité de déduction, fera son travail (étant
incapable d'agir autrement) mécaniquement,
comme si elle avait affaire à une histoire allant du passé vers
l'avenir. Mais qu'en résultera-t-il ?
- Il
en résultera quelque chose de très simple mais de portée
redoutable. Il en résultera que la déduction fonctionnant
mécaniquement, si on lui laisse libre cours, ne constatera pas cette
fois la survenue du moment a, mais en
le replaçant, elle constatera
une nouvelle fois la survenue du point z.
Or ce point z se trouve en réalité dans l'avenir : ce que nous
aurons constaté concernera donc
l'avenir. Nous verrons depuis
l'historique cb dans l'avenir aussi bien que nous avons vu depuis l'historique bc dans le passé. De l'homme avançant en
arrière devant la fenêtre nous déduirons qu'il aura sauté par la fenêtre,
tout comme de l'homme entré en chapeau nous avons déduit qu'il
venait de la rue.
- Regardez…
Voyez-vous cette prise de vues ? Je l'ai faite hier dans le parc…
D’un de mes camarades… Je l'ai en même temps
réglée à rebours
et déjà hier j'ai constaté qu’une heure plus tôt… que la personne en question une heure plus tard…
Je
n'ai jamais appris ce qu'il a pu constater à l'avance parce que
l'infirmier est entré et il a reconduit mon savant dans sa cellule.