Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"

 

 

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Bistrot

 

Hé toi, cauchemar ! Je t'évoque pour enfin me libérer, même de ton souvenir.

Local bas de plafond, entrée de cave, murs moisis suintants ; sur le comptoir zingué de la buvette coule une mousse de bière puante, dans la bassine putride un pot à long manche patauge en clapotant, on l'immerge, il dégringole, il refait surface et recrache son contenu dans une chope vert opale, épaisse, répugnante. Comprenez enfin, cette piquette acide me répugne, mais je ne vous demande rien pour autant, léchez-la si ça vous chante…

Pourquoi alors je débarque ici ? Qu'est-ce que j'en sais ? Je suis ici et j'attends parce que dehors c'est l'hiver… Ce que j'attends ? Comment pourrais-je le savoir, je l'ai oublié… Puisque je sais que ce n'est qu'un rêve, je ne suis pas tenu de vous répondre. Moi je sais, c'est vous qui ne savez pas, qui sirotez autour de cette étroite table verte et m'envoyez des regards lâchement sournois : voyez-moi ce salaud, il ne boit rien, il ne nous accompagne pas, il est simplement assis, il bâille aux corneilles tout en s'agrippant à son bâton de vagabond ! Eh bien c’est vrai, je ne bois pas, non que je n'aie pas de quoi, de plus j'espère me réveiller avant l'heure de payer… Vous avez beau échanger un regard complice avec l'aubergiste bedonnant, ricanant, vous ne m'aurez pas ! C’est vous qui êtes irréels, fantômes, visions pesantes de mon cauchemar, ma hantise ! Pas moi ! Vous finirez bien par disparaître, débarrasser le plancher, vous immerger dans votre passé immonde, dans le cloaque de mes mauvais souvenirs, une fois que j'aurai réuni mes forces, je pousserai un grand cri et je me réveillerai.

Bousculez-moi du coude si ça vous chante, canaille débauchée, payez-vous ma tête entre vous en me désignant de votre pouce sale pour que je comprenne bien que c'est de moi qu'il s'agit. Piétinez à votre guise de vos godillots cloutés mon pied nu sous la table en me lançant des "pardons" hypocrites comme si ce n'était qu'un hasard… Eh bien, non, je ne boirai pas, non mais ! Je n'en veux pas de votre pinard, de votre ginglard… Vin de troisième cuvée, on ne me la fait pas à moi ! Je connais bien sa mère, hein, à ce vin-là ! Parce que même si je moisis ici pieds nus, enveloppé de haillons, frissonnant, différent, c'est mon droit de rester ici ! Je suis entré avant vous ! Ollé ! Vous n'étiez même pas nés, ribaude racaille. Mais il fut un temps où on servait ici des breuvages autrement meilleurs, ce boui-boui avait une autre gueule… Je vous raconterai ça un jour quand j'en aurai envie mais pas maintenant. Je n’ai rien envie de vous raconter à vous, vous pouvez bien me fixer de votre œil torve ! Tout ce que je vous dirai c'est que, ça, c'était un bon vin autrefois, pas comme celui-ci… Ça, c'était du vrai vin, authentique, du vin royal ! Un nectar doux et noble, dans un verre en cristal ! Car on le servait dans un verre en cristal, la lumière du lustre étincelait sur la coupe taillée ; et maintenant vous savez au moins pourquoi je n'ai pas envie de boire ! Breuvage antique, millénaire, on a planté les ceps jadis sur les collines helléniques, pour la vendange des dieux, ou peut-être plus loin encore, autour du Nil, au pied d’un palais de marbre égyptien… Vous rigolez ? Pourtant c'est parfaitement possible, moi je m'en fiche, qu'est-ce que ça peut me faire, labourez cette idée, reniflez-la, pesez bien d'où je la tiens, comment j'ai pu l'obtenir, moi ça ne m'intéresse pas, je ne me rappelle pas, je ne suis pas au courant, tout ce que je sais c'est que j'en ai bu et j'en ai servi et qu'elle était belle notre ivresse, accompagnée de la musique d’un violoncelle que les vibrations de vieux maîtres étonnaient dans la pénombre soyeuse, violon de verre, archet de diamant ! Comprenez-vous enfin que je ne prends aucun plaisir au ronron de la contrebasse, que ce piano mécanique, ces cymbales fracassantes me donnent mal à la tête ? Arrête tzigane, je n'en veux pas, ni gai ni triste, je n'en veux pas de l'allégresse d'un jazz-band ni de ses gémissements, vous n'y connaissez rien, non, rien ! Même si vous vous mettiez à trente-six pour hurler à gorge déployée ou même pleins de sensiblerie : "doucement, doucement !" La musique n'en serait pas plus douce si vous vous mettiez à trente-six pour essayer de l'adoucir, c'est seulement mes tympans qui éclatent !

Hé, rêve imbécile, je ne dois pas gâter votre belle humeur ? Vous me foutez à la porte ? sûrement pas, dehors je ne peux pas savoir si ça valse. L'aube ne point pas encore à la fenêtre, le linceul de neige est noir sourd comme si hurlaient les loups. Qu'on m'apporte mon vinaigre sucré, mais alors, que se passera-t-il ? Le temps que je me saoule, vous aurez cuvé votre piquette, vous aurez raison de me foutre à la porte ! Car malheur, je n'ai pas besoin de boire, je suis plus sobrement saoul que vous autres après le centième verre ; et je serai plus sobre, une fois ivre, que n'est maintenant votre bistrotier ! Alors qu'on me verse ce jus de citron croupi, peut-être me dessaoulera-t-il, peut-être que je vais me réveiller !

 

 

Suite du recueil