Frigyes Karinthy : "La ballade des hommes muets"
écouter cette nouvelle diffusée à la Radio Suisse
Romande le 24 mars 2008
Le navire
penché légèrement de guingois repose au flanc d'une
colline tel qu'il est arrivé là. Par tribord, les
cheminées repliées, il est blotti contre la colline, les bancs
sont tombés de son bord. Tout baigne dans une incertaine lumière
verdâtre crépusculaire. Près du poste du commandant, sur le
pont supérieur, il ne reste qu'un seul homme, le commandant. Son
uniforme bleu est resté accroché au garde-fou et maintenant,
soutenu par le buste tendu vers l'extérieur, le visage
légèrement penché vers le bas, il semble scruter le sol.
Ses grands yeux bleus ouverts plongent devant lui dans le crépuscule.
Une plaine brun jaune, vallonnée, s'étend devant lui, de
fantastiques montagnes déchiquetées violacent l'horizon, du
sommet de la montagne médiane un tourbillon d'écume vagabonde
serpente vers les hauteurs vertes, elle crachote cette écume. À
droite une forêt corallienne vert olive obscurcit les rochers, en dessous
gît une plaque plane argentée, le lac de vif-argent. Le coteau
où le navire a échoué descend en pente douce vers un
gouffre sombre, on n'en voit rien, de temps en temps seulement y
étincelle un éclair de lumière rougeâtre. Le regard
du commandant semble transpercer cette profondeur comme s'il y cherchait un
chemin pour avancer, à supposer que le géant blessé qui
lui avait été confié ne trouve pas ici un repos
définitif. Sa main droite repose légèrement dans une
poche, on dirait qu'il y cherche une longue-vue.
Derrière lui
un long serpent crêté émerge du haut de la cinquième
cheminée et il s'étale paresseusement sur la paroi du tube. Des
poissons et des méduses zigzaguent dans l'eau phosphorescente ; des
masses de silhouettes incertaines s'éloignent en volutes,
s'épandent et se rétrécissent, se lancent bêtement
dans l'eau et disparaissent noirement quelque part
dans quelque obscurité purpurine. Le navire a cogné contre une
montagne d'éponges ondulante et des milliers de pâles
lumières se sont échappées de cette éponge, autant
de petites flammes bleues qui, à la tombée de la nuit, deviennent
comme des astres plus intensément lumineux. Tout cela dans un
éternel mutisme.
Une limande
à la bouche en muflier cogne à un hublot, elle s'arrête,
ses yeux ronds exorbités. Un groupe d'hommes est entassé
là, la bouche collée au hublot. Parmi eux, des militaires en
uniforme. Dans un coin de l'entrepont également, des hommes sont
entassés ; ils forment une masse dense comme s'ils étaient
en conciliabule. Mais ils sont immobiles et muets. Parfois un bras s'élève
doucement, avec pondération quand une méduse traverse l'espace
émeraude de la pièce. Plusieurs sont enlacés.
L'écrivain norvégien flotte au-dessus d'un groupe, la tête
enfoncée dans un coin du plafond, son visage affiche fermeté et
intraitable sévérité. Ses yeux sont obstinément
fermés. Il est accoudé à la tête d'un matelot.
Un barbu
élégant, les bras croisés, sourit, on voit ses dents. Sur
ses lèvres on lit presque encore : "Messieurs, ne nous
bousculons pas. Laissez passer les dames, seules les dames peuvent
passer !" Sur d'autres visages on décèle une violente
colère et de l'écume. Parfois un bulle de gaz se fraie un passage
entre les lèvres pâles, elle s'arrondit et s'envole. Puis le
silence. Les poissons muets happent l'eau, ils serpentent parmi les cabines.
Vers minuit la
lumière jaune s'assombrit et un vague rayonnement rougeâtre
émane de cette profondeur. Des algues phosphorescentes. Une bande rouge
lumineuse vibre le long de chacune des cinq cheminées muettes, la rouge
forêt de coraux s'assombrit, puis le lac de mercure à son tour et
des figures pourpres déambulent sur le bord. Le commandant a toujours la
main droite dans la poche, mais la gauche a glissé un peu plus bas entre
les rayons du gouvernail. Deux points rouges se sont allumés dans ses
yeux.
Vers minuit le son
d'une musique s'élève, crispant les poissons qui dorment en
haletant. Cela fait trois nuits que l'eau transporte cette musique, elle va
s'affaiblissant mais on arrive encore à déceler une douce
mélodie, une valse. Un violon et un piano pétrissent l'huile des
voix, elles flottent à la surface de l'eau et s'infiltrent jusqu'ici. Au
loin, dans la hauteur, au-dessus de la cloche verte, passe un bateau, il passe
et il s'éloigne et il tire derrière lui cette traîne
sonore. Le son heurte le hublot et se glisse sous le pont. Une onde silencieuse
cogne les oreilles, elle se faufile sous les langues pour les soulever. Mais
les langues restent muettes.
Et l'onde parle,
elle passe d'oreille en oreille.
Sorrento…
Sorrento…
Entendez, hommes
muets… Nous avançons dans l'air bleu vers Sorrento,
à Sorrento où resplendissent les
orangers. Aucun danger… Les barques ont glissé doucement
derrière le tourbillon et les femmes ont vite repris leurs esprits.
Sorrento…
Sorrento…
Nous avons eu un peu
peur quand le tocsin nous a chassées de nos lits de dentelles et nous
avons couru dans nos chemisettes blanches sur le pont de guingois… Nous
avons eu un peu peur car il faisait nuit et l'eau sentait le sel… et nos
petits chaussons ont pris l'eau…
Sorrento…
Sorrento…
Nous avons eu un
peu peur et nous avons reniflé… Mais vous ne nous avez pas
laissées longtemps renifler, très chers hommes muets… oh,
nous faisions de tout temps confiance en votre noble cœur… "Les
femmes dans les canots de sauvetage !" l'ordre du commandant a
retenti et vous êtes restés sur le navire en souriant, vous nous
avez suivies du regard, muets, souriants, pendant que les rangées de
lampes s'éteignaient les unes après les autres… Un sourire de
bonheur et d'ivresse était dessiné sur vos lèvres
muettes… Nous vous plaisions sans doute dans nos petites chemisettes,
dans l'air de l'aurore
frissonnante… N'est-ce pas que nous étions belles ?…
Sorrento…
Sorrento…
Nous n'avons eu
peur qu'un instant… Nous n'avons cru qu'un instant, oh hommes nobles et
muets, que cette fois nos petits corsages de dentelles et nos petites
frimousses poudrées ne serviraient de rien… que l'on verrait
à quel point notre petit sourire timide, nos petits bas rusés,
nos petites amours rusées sont futilité et rognure devant votre
amour sans limite… que l'on verrait que vous, hommes forts et
authentiques et profonds, vous devez vivre… et que cette fois, finis les
compliments et les tendresses et vous nous pousseriez dans l'eau comme on le
fait les petits chatons inutiles et criards… Parce que c'est bien cela
que nous ferions de vous si nous étions les plus fortes… et que
nous faisons de vous, en secret, quand nous sommes les plus fortes… Nous
n'avons eu peur qu'un instant…
Sorrento…
Sorrento…
Puis vint
l'ordre : "Les femmes dans les canots de sauvetage !" et
nous avons fui à toutes jambes… Oh, nous avons toujours fait
confiance à votre chevalerie, hommes muets… Nous savons que vous
vous rappelez toujours le dix-huitième siècle que nous avons,
nous, presque oublié… et nous connaissons vos charmants sonnets et
nous acceptons la place assise avec le sourire quand vous nous la cédez
dans l'omnibus… Le temps d'une minute seulement nous avons cru que vous
ne nous céderiez pas votre place dans la vie… que tout a une
limite…
Sorrento…
Sorrento…
Oh, hommes muets,
merci pour votre galant cadeau… La vie est si belle ! Nous allons
maintenant à Sorrento où
s'épanouissent les orangers et les jeunes Italiens… La vie est si
belle… Mais nous évoquerons toujours volontiers votre souvenir,
hommes muets qui avez été si
aimables… Nous n'oublions pas que vous nous avez noblement donné
ce qui était à vous… et que c'est à vous que nous
devons la vie brûlante et bleue ici et les orangers de Sorrento et les beaux Italiens… Messieurs ! Nos
Maîtres et Seigneurs ! Hommes muets ! De nos beaux yeux nous
laissons couler une larme pour vous ; cela vous fait plaisir, n'est-ce
pas ? En bas, dans la profondeur… Comme vous devez être
profondément loin… Nous nous penchons au dehors de la barque et
nous vous cherchons sous l'eau… Mais la nappe de l'eau est galante et
badine et ne reflète que nos visages… Vous entendez ?
Sorrento…
Sorrento…
C'est ainsi que
vogue la vague d'un homme à l'autre, elle leur soulève la langue
mais ils ne répondent pas. Vers minuit la lueur rouge s'intensifie. La
tête du commandant s'élance en avant plus attentivement et sa main
se crispe davantage sur le gouvernail. En bas dans la cale quelques hommes
commencent à bouger : le visage bouffi, ils se hissent et montent
en flottant. Les yeux implorants, exorbités, cherchent la hauteur, les
bras adjurant s'élancent. Mais le regard dur du commandant intime
l'ordre aux inquiets : "Restez !".
Restez et
faites-moi confiance, à moi qui ai gouverné votre bateau
jusqu'ici, la nef des hommes muets. Ces mers là-haut étaient
très légères et flottantes, vaillamment et sans bavardage
nous avons cherché sol plus solide dans la profondeur. Cet
élément plus dense ne vous conviendrait-il pas ? N'aimez-vous
pas cette nouvelle lumière et ces êtres mystérieux, annonciateurs
d'une vie nouvelle ? Notre place est ici, dans les profondeurs immobiles
et dans la mort, il n'est pas question pour nous de plonger sous sa surface
avec elles, seulement seuls et muets, nous, qui nous interrogions
là-haut pour savoir ce qui devait s'y trouver et ce que nous pouvions
recevoir en échange de leurs vies. Nous ne pouvions venir ici que sans
elles, nous seulement, sans elles, et la musique dont les paroles ne demandent
pas de réponse et dont nous comprenons vraiment la mélodie ici,
mieux que ceux qui ont mis des paroles à cette musique.
Restez
donc.