Frigyes Karinthy : "Christ et Barabbas"
crÉpuscule
des idÉaux
Je me sens coupable, mais
uniquement dans la mesure où chaque soldat ou officier est coupable
quand il tue ou donne ordre de tuer.
C'était la défense
de Frigyes Adler[1],
condamné à mort et gracié ce matin par le roi. Un
pacifiste enthousiaste et borné attrape au vol ce genre de
déclaration et se jette dessus en braillant : entendez-vous la voix
du martyr ? Il n'est pas permis de tuer des hommes, ni en temps de guerre,
ni en temps de paix – pour aucune raison et sous aucun prétexte il
ne faut tuer nos congénères : c'est la loi de la
nature !
Un penseur est
arrêté par un adverbe parmi les mots ci-dessus. Adler se sent
coupable "uniquement" dans la mesure où il a tué.
D'où la conclusion qu'il connaît des péchés plus
graves que le meurtre – et si oui, alors la guerre est le plus grand mal
de tous les maux et elle se passe sous le signe du plus grand crime.
Quel est ce plus grand
crime ?
J'écoute et je suis depuis
longtemps avec inquiétude le programme et l'argumentaire du parti de la
paix, dans la presse, la littérature, les discours, la poésie.
Avec inquiétude car je cherche la vérité et non pas ma
vérité. Avec inquiétude car je sens qu'ils ont raison et
je crains qu'ils fassent une mauvaise démonstration de leur cause face
au mensonge, et leur mauvaise plaidoirie fera qu'ils perdront le procès
dans lequel la victoire devrait leur revenir. L'argumentaire des enthousiastes
de la paix revient chaque fois obstinément et puérilement, avec
un emportement naïf sur un unique point : un meurtre est une honte
sous quelque forme qu'il se commette, il est interdit de tuer des hommes, donc
il faut interdire la guerre. Cette révolte mal pensée exprime
parfaitement "l'esprit" de notre temps qui est l'époque la
plus terre à terre et superficielle qui soit, qui ne peut comprendre et
ressentir que ce qu'elle a touché de ses doigts et qu'elle a flairé
de son nez. L'esprit de notre temps ne s'est aperçu de la malfaisance de
la guerre qu'au moment où la puanteur des cadavres lui est montée
au nez et où ses pieds ont glissé dans le sang et la cervelle
gluants sur le sol – alors il s'est mis à hurler et à
gémir que c'est insupportable – et que si la guerre impliquait de
tuer des gens, alors on ne voulait pas de guerre. C'est l'époque
où les correspondants de guerre se sont précipités sur le
champ de bataille avec des fleurs de rhétorique toutes faites pour y
tomber dans des sensibleries devant un soldat au crâne
éclaté et, décrivant cette image "en couleurs",
parvenir à la conclusion que tuer des gens vivants et éteindre la
lumière de leurs yeux est tout de même une chose épouvantable.
J’aimerais savoir ce que
diraient ces partisans de la paix qui luttent avec le seul et unique slogan
"assez de boucheries !" contre ce que – c'est ce que
j'aimerais bien vous faire comprendre – ce qui est plus qu'une boucherie
humaine ; que diraient les mêmes si le parti de la guerre
perpétuelle disait un jour : bon, d'accord, si la seule chose qui
vous ennuie c'est la tuerie, nous ferons alors la guerre sans tuerie. Nous
inventerons des vêtements blindés qu'aucun explosif n'arrivera
à entamer – et nous inventerons des armes qui ne tueront pas les
hommes mais, disons, endormirons l'ennemi pendant un jour, le mettant hors
circuit. Une guerre où il n'y aura seulement
des prisonniers et pas de morts. La science militaire tend de toute
façon de plus en plus vers cet idéal – serez-vous contents
si on y arrive ? Cesserez-vous vos gémissements contre la
guerre ?
Je ne sais pas ce que
répondrait un pacifiste moderne à cette question. Pour ma part,
aussi paradoxal que cela vous paraisse, je vois avec horreur et une profonde
préoccupation la tendance de la science militaire de vouloir
"s'humaniser", de vouloir progressivement éliminer la tuerie,
ce seul phénomène qui saute aux yeux même à la
plèbe stupide et bornée, et lui fait remarquer qu'il ne faut pas
de guerre. Sans tuerie, que reste-t-il pour rendre tangible, pour prouver
à ceux à qui on ne peut prouver qu'en le rendant tangible, qu'il
ne faut pas faire la guerre ? Il n'y aura plus rien auquel le pacifisme
puisse se raccrocher, plus de slogan auquel se référer – et
la guerre qui n'aura plus d'opposition deviendra une institution, une guerre
perpétuelle – car je vous jure qu'avec toute sa science et toute
sa technique l'humanité tend vers une guerre perpétuelle et pas
vers la paix éternelle.
Il faut un nouveau slogan, mes
camarades – le "à bas la boucherie" ne suffit plus,
même si ça sonne bien. En d'autres temps, en des siècles
meilleurs, quand on s'occupait non seulement de l'homme mais aussi de ses
idéaux, il n'aurait pas été nécessaire d'expliquer
qu'il existe des crimes plus grands que la tuerie, qui sont pires que la
mort : et cela s'appelle l'esclavage !
Or la guerre signifie l'esclavage. Si par sa nature l'homme vivait
éternellement et pas seulement cinquante ou soixante ans, alors oui, la
plus grande valeur dont on pourrait le priver serait la vie et le plus grand
crime serait de le tuer – mais vu que nous mourrons tous tôt ou
tard, celui qui me prend le contenu de ma vie commet un plus grand crime contre
moi qu'un autre qui ne m'ôterait que la vie – et le contenu de la
vie c'est la liberté.
La guerre foule aux pieds la
liberté humaine, mes amis. Le contraire de la guerre n'est pas la paix,
mais la révolution des idéaux.