Frigyes Karinthy :  "Christ et Barabbas"

 

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thÉÂtre

Novembre 1915.

Vivere non necesse, navigare necesse est…[1] Si la brève sagesse de l'amiral anglais dans cette formulation nous paraît évidemment injuste et révoltante, ce n'est pas, semble-t-il, tellement dû au mépris de la vie que plutôt à la surestimation de la navigation. Bien sûr il y a aussi dans la vie des choses plus importantes. Pour s'en rendre compte il suffit de donner plus d'actualités à la phrase, ainsi : il n'est pas obligatoire de vivre, mais il est obligatoire d'aller au théâtre. Si l'humanité avait exigé son droit à la vie avec autant d'énergie indignée qu'elle a exigé et obtenu son droit à l'ouverture des théâtres, si le gémissement des veuves et des orphelins, le hennissement des chevaux, le râle des mourants, les maisons abandonnées des villages incendiés partis en fumée, bouleversaient aussi profondément notre état d'âme qu'un théâtre vide et fermé, on aurait la paix depuis longtemps, et la vie irait son train. Mais curieusement la vie ne se réclame pas elle-même, seulement son image – ce miroir qu'est l'art veut apparemment survivre à la vie. L'excellent Saint Augustin – je suis en train de lire ses confessions – avoue à un endroit que dans sa prime jeunesse quand il était encore pécheur, malveillant, égoïste et cruel, indifférent au chagrin d'autrui, écoutant un jour une histoire sentimentale et spirituelle au théâtre de Carthage, ses larmes se sont mises à couler sur les malheurs imaginaires des héros. Mais qui n’a jamais vu un usurier au cœur de marbre sangloter bruyamment à "L'histoire du pauvre jeune homme"[2] ? Un soir j'ai pénétré dans la loge d'une belle pour lui dire que son petit garçon qu'elle avait laissé seul et malade pour venir au théâtre, devait être opéré, au moment où elle s'étranglait de pleurs à cause de la scène où Marguerite Gautier se plaint au ciel de ne pas l'avoir bénie d'un enfant. Le pauvre soldat est bien piètre psychologue si après l'assaut il jure amèrement : saloperie de Lloyd George et de Wilson, ils ont qu'à venir voir ici avant de parler de la guerre. Parce qu'en réalité, si Wilson et Lloyd George allaient et voyaient le champ de bataille recouvert de mourants, ils rentreraient et continueraient de parler de la guerre. Moi je préfère dire : écrivez des pièces de théâtre, mettez-y un soldat que sa belle ne peut pas embrasser parce qu'il est parti à la guerre, laissez-y faner la malheureuse – donnez le rôle à une bonne comédienne et invitez Wilson et Lloyd George à la première.

Une sorte d'instinct étonnant est à l'œuvre dans l'espèce humaine, une tentative obscure et inconsciente de se fixer, se reconstruire en image et en pierre et en parole, en rendant l'original superflu. Qui aurait oublié l'indignation générale qui a suivi le bombardement de la cathédrale de Reims ? Image et sculpture ont plus de valeur à nos yeux que l'homme qu'elles représentent – le comédien nous est plus cher que le héros dont il a revêtu le masque.

Nous avons moins de preuves de ce que l'humanité veut vivre que de ce qu'elle veut laisser sa trace après sa mort. Les pharaons ont consacré toute leur vie à ériger les pierres de leurs tombes – et nous poursuivons ce travail. C'est une chose étonnante. Le patriotisme parle de postérité ; or il me semble qu'un mort a une seule postérité : son souvenir. Nous périssons et nous dépérissons et nous ne nous en préoccupons pas – pourtant avec un instinct obscur, convulsif, nous collectons sur nous des données en images, en pierres, en pièces de théâtres, en poèmes – tout comme le misérable ver de la mer qui collecte le corail et le sable précieux qui deviendront plus tard un rocher énorme quand son espèce sera depuis longtemps éteinte. Pour qui ? Pour quoi ? Attendrions-nous un dieu qui descendrait sur terre quand le douloureux fourmillement de la vie sera endormi ?

Dans cent mille ans, si un Martien accoste aux rives de la Terre et se met à marcher à la recherche de vivants, il ne trouvera que mutisme et un silence de mort. Il ne trouvera nulle part âme qui vive, les hommes se seront entre-tués et anéantis – mais il trouvera des palais et des colonnes dressées vers le ciel ; il trouvera des sculptures, des œuvres splendides, de gigantesques tableaux panoramiques, et il trouvera des bibliothèques chargées, et tout cela racontera l'homme, la vie de l'homme, ses amours, ses passions, ses intentions, ses idéaux, ses désirs grandioses, sa volonté divine, et la terre sera pleine de la parole bruyante de l'homme, un phonographe perpétuel chantera dans la forêt d'une voix humaine, une machine projettera des images perpétuelles sur les nuages, des drames shakespeariens, et la terre sera pleine de l'image de l'homme – mais il n'y aura plus d'hommes.

Il n'est pas vrai que la guerre, cette grande réalité, nous ouvre les yeux et que d'un souffle elle chasse les fantômes d'un monde irréel. Où voyez-vous la grande réalité - dans la mort peut-être qui est la plus grande ? Insaisissable ? Ou plutôt : tout s'est éloigné de soi-même et de la réalité, tout s'est fondu en brouillards et imaginations. Le paysan qui embrassait sa femme en paix chez lui, ne la voit plus depuis des années, et il doit forcer sa raison dure et grinçante pour l'imaginer, l'imaginer et l'idéaliser. Ce qu'il n'a jamais fait, il lui écrit des lettres, et pendant l'écriture il se trouve confronté à l'intangible, l'insaisissable, comme le corps de sa femme : avec des mots qui ne sont qu'images et symboles. Les peuples se sont éloignés les uns des autres, ils ont coupé tout contact, ils ne se voient plus. Maintenant ils sont contraints de penser les uns aux autres, contraints de se comprendre.

Que s'ouvrent les théâtres : que vienne le nouveau romantisme. L'homme exige son droit de s'oublier lui-même, d’oublier ce que Schopenhauer a écrit : « Apparemment nous ne méritons rien de mieux que la vie et la mort. »

 

Suite du recueil

 



[1] Originalement : Navigare necesse est, vivere non est necesse. Plutarque cite Pompeius Magnus qui a dit cette phrase aux navigateurs (note de l'auteur).

[2] Roman de Sándor Sík (1889-1963). Écrivain, prêtre, auteur d'un Te Deum repris pas Kodály.