Frigyes Karinthy : "Christ et Barabbas"
thÉÂtre
Novembre 1915.
Vivere non necesse, navigare necesse est…[1] Si la brève sagesse de
l'amiral anglais dans cette formulation nous paraît évidemment
injuste et révoltante, ce n'est pas, semble-t-il, tellement dû au
mépris de la vie que plutôt à la surestimation de la
navigation. Bien sûr il y a aussi dans la vie des choses plus
importantes. Pour s'en rendre compte il suffit de donner plus d'actualités
à la phrase, ainsi : il n'est pas obligatoire de vivre, mais il est
obligatoire d'aller au théâtre. Si l'humanité avait
exigé son droit à la vie avec autant d'énergie
indignée qu'elle a exigé et obtenu son droit à l'ouverture
des théâtres, si le gémissement des veuves et des
orphelins, le hennissement des chevaux, le râle des mourants, les maisons
abandonnées des villages incendiés partis en fumée,
bouleversaient aussi profondément notre état d'âme qu'un
théâtre vide et fermé, on aurait la paix depuis longtemps,
et la vie irait son train. Mais curieusement la vie ne se réclame pas
elle-même, seulement son image – ce miroir qu'est l'art veut
apparemment survivre à
Une sorte d'instinct
étonnant est à l'œuvre dans l'espèce humaine, une
tentative obscure et inconsciente de se fixer, se reconstruire en image et en
pierre et en parole, en rendant l'original superflu. Qui aurait oublié
l'indignation générale qui a suivi le bombardement de la
cathédrale de Reims ? Image et sculpture ont plus de valeur
à nos yeux que l'homme qu'elles représentent – le
comédien nous est plus cher que le héros dont il a revêtu
le masque.
Nous avons moins de preuves de ce
que l'humanité veut vivre que de ce qu'elle veut laisser sa trace
après sa mort. Les pharaons ont consacré toute leur vie à
ériger les pierres de leurs tombes – et nous poursuivons ce
travail. C'est une chose étonnante. Le patriotisme parle de
postérité ; or il me semble qu'un mort a une seule
postérité : son souvenir. Nous périssons et nous
dépérissons et nous ne nous en préoccupons pas –
pourtant avec un instinct obscur, convulsif, nous collectons sur nous des
données en images, en pierres, en pièces de
théâtres, en poèmes – tout comme le misérable
ver de la mer qui collecte le corail et le sable précieux qui
deviendront plus tard un rocher énorme quand son espèce sera
depuis longtemps éteinte. Pour qui ? Pour quoi ?
Attendrions-nous un dieu qui descendrait sur terre quand le douloureux
fourmillement de la vie sera endormi ?
Dans cent mille ans, si un
Martien accoste aux rives de la Terre et se met à marcher à la
recherche de vivants, il ne trouvera que mutisme et un silence de mort. Il ne trouvera
nulle part âme qui vive, les hommes se seront entre-tués et
anéantis – mais il trouvera des palais et des colonnes
dressées vers le ciel ; il trouvera des sculptures, des œuvres
splendides, de gigantesques tableaux panoramiques, et il trouvera des bibliothèques
chargées, et tout cela racontera l'homme, la vie de l'homme, ses amours,
ses passions, ses intentions, ses idéaux, ses désirs grandioses,
sa volonté divine, et la terre sera pleine de la parole bruyante de
l'homme, un phonographe perpétuel chantera dans la forêt d'une
voix humaine, une machine projettera des images perpétuelles sur les
nuages, des drames shakespeariens, et la terre sera pleine de l'image de
l'homme – mais il n'y aura plus d'hommes.
Il n'est pas vrai que la guerre,
cette grande réalité, nous ouvre les yeux et que d'un souffle
elle chasse les fantômes d'un monde irréel. Où voyez-vous
la grande réalité - dans la mort peut-être qui est la
plus grande ? Insaisissable ? Ou plutôt : tout s'est
éloigné de soi-même et de la réalité, tout
s'est fondu en brouillards et imaginations. Le paysan qui embrassait sa femme
en paix chez lui, ne la voit plus depuis des années, et il doit forcer
sa raison dure et grinçante pour l'imaginer, l'imaginer et
l'idéaliser. Ce qu'il n'a jamais fait, il lui écrit des lettres,
et pendant l'écriture il se trouve confronté à
l'intangible, l'insaisissable, comme le corps de sa femme : avec des mots
qui ne sont qu'images et symboles. Les peuples se sont éloignés
les uns des autres, ils ont coupé tout contact, ils ne se voient plus.
Maintenant ils sont contraints de penser les uns aux autres, contraints de se
comprendre.
Que s'ouvrent les
théâtres : que vienne le nouveau romantisme. L'homme exige
son droit de s'oublier lui-même, d’oublier ce que Schopenhauer a
écrit : « Apparemment nous ne méritons rien de
mieux que la vie et la mort. »