Frigyes Karinthy :  "Christ et Barabbas"

 

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chant de guerre

 

Vas-y ! Mais non, laisse en repos tes cordes

Le monde aura des jours de fête encor,

Quand la fatigue aura pris la tempête

Et les combats mis fin aux désaccords…[1]

Mihály Vörösmarty

Cette semaine la poste a apporté la nouvelle du décès en captivité en Russie d'un jeune poète talentueux et très sympathique. Une des particularités souvent disputées de ce poète était qu'il était peut-être le dernier de la trempe des Körner[2] : il écrivait des poèmes prétendument enthousiasmants, des chants de guerre, des marches enivrantes pour animer et glorifier le jeune héros combattant pour sa patrie.

Celui qui, ayant compris l'importance réelle de l'art, est à même de jouir des œuvres sans connaître la vie de l'artiste, celui pour qui l'artiste n'est donc qu'un moyen au service de l'œuvre, celui-ci peut considérer comme secondaire cette noble, émouvante et harmonieuse réalité que ce poète lui-même a été un héros, il a vécu la souffrance des batailles jusqu'à périr en captivité, loin de la poussière de sa terre. Au demeurant il s'agit plutôt de ce que le chant de guerre lui-même, comme genre poétique, est apparemment tombé à cette guerre qu'il avait tant chantée ; il est tombé, mort ou en captivité ou d'inanition, en tout cas il n'a pas pu attendre la fin. Le chant de guerre, comme son nom l'indique est né de l'inspiration d'actes et de passions éphémères : il ne peut pas endurer toute une guerre – il provient d'une époque où quelques batailles menées tambour battant réglaient le sort des campagnes. Ses requis sans lesquels il peut aussi peu exister que le théâtre sans les décors, les coulisses et les feux de la rampe ; ils sont l'épée étincelante, le drapeau flottant, l'assaut fulgurant ivre de courage, les cris sauvages victorieux – il y a quelque chose qui cloche dans tout cela. Au début de la guerre de vieux généraux inexpérimentés aimaient quelquefois organiser des bamboulas de ce genre, avec des cris comme "on ne va tout de même pas se cacher de l'ennemi" ; ils ont ignoré les braves tranchées et autres mesures de prudence – mais depuis la situation a changé. Un capitaine de 1848 serait bien étonné si, en arrivant au front, on commençait par lui demander de laisser son épée sur la charrette ou de la dissimuler soigneusement dans son barda car dehors, vu qu'elle ne sert à rien pour taillader des grenades, il vaut mieux éviter que "le rayon du soleil ne la rencontre" et qu'elle envoie des signaux lumineux à l'ennemi – bref, ces messieurs ne se promènent pas dehors avec des trucs comme ça. Quant au drapeau, fleuri et enrubanné, c'est certainement un beau spectacle, surtout s'il est muni d'une inscription, évoquant non la Vierge Marie, mais plutôt un canard quelconque de la presse de caniveau que la rédaction a gracieusement et généreusement cédé au bataillon en marche, assorti de la seule modeste demande de la porter jusqu'à la gare le long des grands boulevards pour qu'ils soient nombreux à lire l'inscription. Mais le cri de guerre, lui, a été fortement modifié et il sert essentiellement au rétablissement de certains mots d'ordre.

Ce n'est pas que le matériau et le sujet du chant de guerre, l'archétype de l'homme viril, héroïque, rayonnant un courage surhumain, aurait disparu dans cette industrie froide, rigide et cruelle que l'on appelle la guerre. Je l'ai rencontré aujourd'hui même au café : un avocat juif en permission, par ailleurs officier de l'artillerie huit fois décoré. Dans le civil c'est un joueur de cartes invétéré, et ses amis présents racontaient que lorsque dans le feu terrible, insupportable, il a tenu son poste deux jours durant, sauvant la vie de plusieurs régiments, du poste d'observation de sa batterie d'où il dirigeait le concert, il donnait chaque ordre dans le style et avec l'humour des salles de jeu. "Alors, mon petit Weisz, passe encore un de ce trente et demi – il n’a pas touché ? Tant pis. Réglez de deux plus court, qu'ils en prennent pour leur grade. C'est bien, voyez-vous, touché ce coup-ci. Bien fait pour eux, ils n'ont plus que deux canons. Canonnez à trèfle. Deux autres pour ce bonhomme – ils visent ici, on s'en fout, qu'est-ce que ça va leur rapporter ? Je n’en fais pas une maladie. Ils vont changer d'avis, faites-moi confiance."

J'ignore quel grade aurait obtenu dans notre armée Pál Kinizsi[3], le héros de Kenyérmező[4] – ce qui est sûr c'est que notre avocat a certainement été plus utile à l'état-major que les œuvres complètes de Sebestyén Tinódy Lantos[5]. Pendant un temps l'état-major recevait volontiers l'auteur de chants de guerre mais aujourd'hui ils n'ont plus cours : on a compris que le soldat qui accomplit sa tâche par devoir, pour ne pas dire pour l'honneur, est aussi bien sinon mieux utilisable que le volontaire poussé par le feu et l'enthousiasme. J'ai souvent entendu dire que le bruit de la mitraille, quand on l'entend pour la première fois exerce plutôt un effet calmant et dégrisant sur les nerfs enflammés par la peur de l’inconnu avec son bruit sec et monotone – ce bruit rappelle le travail quotidien d’un immense site industriel le matin, quand l’usine se met en marche pour transformer la matière à un rythme calme et uniforme. L’ouvrier sérieux, simple, noble, de cette usine gigantesque est le soldat de la guerre mondiale – il n’a pas d’illusions, il n’en a pas besoin : il sait fort bien ce que représente cette usine qui se dévore elle-même pour elle-même – qu’il convient de soutenir pour qu’elle passe et qu’elle s’achève « quand la fatigue aura pris la tempête ». Le soldat de la guerre mondiale n’a que faire des piètres symboles – il sait fort bien qu’au-delà des frises de barbelés il y a d’autres soldats, d’autres poètes et d’autres chants de guerre, inspirés à d’autres poètes enthousiastes et naïfs, pleins de bruits de mitraille, de feu et de foi dans la justice de leur cause – or ils ne peuvent pas avoir justice tous les deux : seule la réalité est juste, la réalité se trouvant devant lui, muette et incolore, mais forte et inébranlable. Il accomplit honnêtement la tâche qu’on lui confie, il exécute la volonté de ceux qu’il sert car il n’a aucune raison de soupçonner la mauvaise foi – mais il n’est pas assez immature ou infantile pour s’imaginer que c’est sa volonté à lui. Le soldat de la guerre mondiale n’a pas besoin de faire de nécessité vertu.

 

Suite du recueil

 



[1] "Le vieux Tsigane", anthologie de la Poésie Hongroise, p.152, traduction de synthèse entre quatorze poètes français, Éditions du Seuil, 1962. Mihály Vörösmarty (1800-1855).

[2] Theodor Körner (1791-1813). Poète allemand connu pour ses chants patriotiques.

[3] Pál Kinizsi (1431 ?-1494). Général de l’armée du roi Mátyás.

[4] Ville de Hongrie ; lieu d'une bataille victorieuse contre les Turcs

[5] Poète, chroniqueur hongrois des combats contre les Turcs au XVIe siècle.