Frigyes Karinthy :  "Christ et Barabbas"

 

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un enfant grelottant dans la rue

Décembre 1915.

Votre Majesté !

Seigneur Dieu ! Ou  le Destin ou la Nature ou l'Ordre Éternel ! Premier Atome ! Ou comment je dois t'appeler, ou Nécessité !

Très Honorable Loi ! Que dois-je te dire ? Dieu, Dieu ! Quel est ton nom de nos jours ? Lloyd George ? Woodrow Wilson ? Je veux t'adresser ma prière, entends-tu, dévoile ton nom, Majesté ! M'entends-tu, je te parle – sans gémir, sans me désespérer, sans cogner mon poing contre le ciel froid et entêté : regarde, je parle doucement et simplement – à la manière d'un errant qui te croise et qui te demande de t'arrêter un instant si tu as le temps.

Te souviens-tu encore de moi, cela fait longtemps que je ne me suis plus adressé à toi, ô Ordre Sage, Cours du Monde, But de la Vie, Volonté Délibérée !

Votre Majesté, toi qui as créé le monde, et tu l'as créé pécheur, sinon que deviendrait le châtiment – qui as créé la Terre pour avoir quoi noyer sous le Déluge – qui as pris le dinar du mendiant pour le donner à celui qui en a des milliers (ô rusé taux d'intérêt) – qui élèves agneaux et faons dans ton petit champ, tu les nourris et tu les vêts pour qu'ils vivent et se multiplient – et tu élèves en même temps louveteaux et jeunes tigres dans la forêt pour qu'ils vivent et se multiplient eux aussi de façon à dévorer les agneaux et les faons – ô, Majesté – qui le septième jour as créé l'homme pour qu'il voie le soleil, qu'il se réjouisse et exulte, qu'il comprenne la vie puis crève dans la souffrance – toi qui punis la souffrance et récompense la joie – toi, grimace majestueuse et démente qui aujourd'hui gouverne le monde – juste un mot, pour l'amour de Dieu !

Arrête-toi – juste pour un mot ! Je ne veux ni te convaincre, ni t'émouvoir. Je regarde calmement ton jeu, je sais l'apprécier. Toi qui ne connais pas la souffrance, seulement l'ennui, j'ai l'impression que tu fais tout pour favoriser la mort car la frayeur et le désespoir t'amusent. Tu te joues de nous comme le chasseur rassasié joue avec son chien – tu nous jettes la piètre existence à ronger et quand nous y mordons tu la retires, puis tu ris aux éclats de nous voir nous acharner, montrer nos dents, perdre haleine. Cela t'amuse et je te comprends – si je n'étais pas né homme mais si j'étais Dieu comme toi, probablement cela m'amuserait aussi. À l'âge de cinq ans, quand je ne savais pas encore que je devais mourir, j'arrachais les pattes des mouches avec prédilection. Plus tard la Crainte de la mort m’a présenté mon amie inséparable, mendiant inutile, la Compassion.

Majesté, je peux te comprendre, la souffrance et la torture, l’acharnement désespéré et le râle du mourant peuvent offrir un spectacle très amusant. Et si malgré tout je te prie maintenant de t’arrêter devant cet enfant qui grelotte dans la rue car l’école n’est pas chauffée et il n’y a pas de charbon à la maison – je ne le fais nullement pour éveiller de la compassion dans ton cœur. Je souhaite simplement te demander : que veux-tu de lui ? C’est un jeu indigne du caprice de ton humeur, vraiment – laisse-le, va chercher intérêt plus digne de toi, va voir les hôpitaux, les soldats, amuse-toi, déchaîne-toi !

Que veux-tu prendre à celui qui ne possède rien ? Cet enfant n’a encore connu ni la joie ni la souffrance. Il ne peut te comprendre ni t’en vouloir – il n’a rien gâché, il n’a craint personne – il n’a pas mis en danger l’équilibre européen par le surarmement, il ne veut pas affamer l’Allemagne, il ne veut pas enclaver les Dardanelles. Il n’a pas violé la neutralité, il est en bons termes avec les Japonais, il n’a pas transgressé la convention de La Haye – il n’a pas rompu le serment des alliés ni un contrat commercial – il n’a pas mobilisé pendant les négociations ni refusé le mémorandum de paix. Regarde, c’est un petit garçon qui a appris qu’il n’y avait pas école, et il est pensif dans la rue et il grelotte. Qu’est-ce que tu veux lui prendre, que pourrais-tu lui prendre ? Son petit cheval dans un coin ? Il a les pattes cassées et les yeux crevés. Le bout de ciel qu’il a vu à travers une fenêtre ou le petit cri heureux qu’il a poussé un jour qu’il était joyeux – ou les deux mots qu’il a appris ou le petit chien avec lequel une fois il a joué et qu’en riant il a appelé dans son rêve cette nuit-là – ou son petit manteau ou le geste de sa main avec lequel il voulait caresser la bordure de velours de son manteau ? Ou sa vie ? Il n’y semble pas particulièrement attaché, il ne gémit pas et ne s’emporte pas, si tu te plantais devant lui et, les yeux ensanglantés, tu exigeais sa vie, il te regarderait avec des yeux étonnés et sérieux et – sans mot dire et obéissant car il a appris qu’il fallait être bien élevé et obéir – il te donnerait sa vie comme il a donné sa balle qu’un vilain garnement lui a demandée avant de prendre la fuite ; lui, il a suivi le garçon des yeux et a regardé ses mains vides, pensif. Si tu lui disais – un monsieur inconnu – « viens avec moi ! » – sans mot dire il te donnerait la main et t’emboîterait le pas tout en se demandant où vous allez.

Majesté la Guerre – c’est ainsi que je t’appellerai désormais – que veux-tu de lui ? Il grelotte et il ne comprend rien – il aimerait jouer enfin à autre chose – il partirait bien d’ici, de ce drôle de monde à la porte duquel il n’avait pas frappé, il ne s’était pas imposé. Il y a un ou deux ans à peine il dormait encore dans le silence et dans le calme de l’au-delà, dans le néant ; alors brusquement on l’avait appelé, convoqué à voix forte – et lui, qui n’avait ni convoité ni exigé la vie, il est apparu, obéissant. Le monde était déjà en train de trembler et craquer, le sang coulait, le mourant râlait, mais les muscles tendus, les dents grinçantes, nous poussons tous la danse parce que sa  Majesté la Guerre nous y a invités de sa voix déguisée : faire tout dans l’intérêt de l’avenir.

Maintenant l’héritier est là, Majesté la Guerre : il est là devant toi dans la rue, il te demande, les yeux écarquillés : que souhaitez-vous ? Me voici. Si j’ai bien compris vous parliez de moi, vous m’avez appelé. Mon père est tombé parce qu’on lui avait dit que cela m’aiderait à mieux vivre sur la Terre – ma mère est morte quand je suis né, sacrifiée par ces nouveaux médecins qui, lors d’un accouchement difficile, le couteau à la main, regardent vers l’avenir lointain et crient d’une bouche inspirée : périsse la présente génération et que la suivante soit heureuse, grande et satisfaite !

- Ô vous, sages médecins de ce monde, ô vous, sages femmes enthousiastes, comme vous êtes magnanimes et généreux quand ce n’est pas votre peau que vous vendez. Donc elle est maintenant ici la génération suivante. Elle est au coin des rues, à Berlin, Paris, Londres, partout. Elle ouvre de grands yeux : où est donc le pays de Canaan ? Serions-nous venus trop tôt, trop pressés, aurions-nous dû attendre ? Ou peut-être ne s’agissait-il pas de nous, mais seulement de nos petits enfants ? Mais où trouver des petits enfants ? On les trouvera si vous nous les ordonnez, mais donnez-nous une loi ou une ordonnance pour qu’on devienne père et mère à l’âge de trois ou quatre ans : nous n’aurons pas la force de vivre plus longtemps dans ce paradis que l’Europe a réussi à se fabriquer. S’il vous plaît, Monsieur la Guerre, nous avons très froid.

Majesté la Guerre – tu n’as pas honte ?

 

Suite du recueil