Frigyes Karinthy : "Christ et Barabbas"
avenir
La guerre
aux frontières, piétinement inquiet, chaotique ; dans les
villes, confus bavardages immatures de l'enfant enfermé dans le noir,
partout, dans l'empire intellectuel : les discussions, les écrits.
Le penseur porte un regard terrifié autour de lui, dans son monde de la
Pensée qu'il croyait puissant et planant par-dessus tout, survivant
à tout autre empire et vainqueur de tous les autres mondes. Ses
compagnons, les penseurs qui avaient sa confiance, deviennent des
traîtres et fuient ce pays ; oui, les citoyens élus de
l'Empire de la Pensée ont trahi leur roi, la Vérité
abstraite, et ils se font maintenant appeler Français, Anglais, Serbes
ou Japonais (alors que la pensée ne peut avoir de nationalité),
de leurs armes, les mots, ils fabriquent des phrases, moyens pour
servir des intérêts étrangers et ils les livrent en vrac
à l'usage de l'armée. De ce bégaiement outrancier,
épouvanté qui sévit de nos jours, travesti dans les
vêtements de l'unique valeur absolue, la Pensée, parmi les
caractères en plomb des éditoriaux et les pamphlets guerriers, un
motif lancinant blesse plus que tout autre de son cliquetis pénible et
désagréable l'oreille de la personne qui pense simplement et de
façon humaine : cette phrase que l'on entend à tout bout de
champ, que l'humanité a besoin de la guerre car c'est la guerre qui
prépare un bel avenir pour nos enfants.
Cette
phrase, si on la prend au sérieux et si on la traite de pensée,
on pourrait en dire long, même du point de vue pratique et
expérimental. La guerre ne fait jamais évoluer la cause d'une
société et de l'humanité ; soit dit entre nous, la
Hongrie en est l'exemple le plus caractéristique puisque nous
étions déjà convenus qu'il faut chercher la cause de notre
retard en certaines matières culturelles précisément dans
les longues et épuisantes batailles que nous avons menées pour
abriter les progrès de l'Europe des mouvements de peuples barbares et
destructeurs.
Quant
à "l'avenir de l'humanité", on ne peut approcher cette
notion que par des voies spéculatives : l'empirisme ne peut tout au
plus que donner une indication, en l'occurrence les batailles qui dans le
passé ont fait progresser l'espèce humaine n'étaient pas
des combats entre cultures, mais entre la culture et des forces brutes, l'homme
ne se battait pas contre un autre homme, mais contre la nature. Dans la lutte
pour la survie ce n'est que notre vie que nous pouvons assurer, non notre
avenir - la lutte pour la survie est une contrainte et non un choix - elle ne
peut pas non plus être un idéal comme d'aucuns le pensent.
Or
l'avenir commence là où la lutte pour le présent, pour la
survie, s'est achevée victorieusement, quand tous les hommes par le
simple fait d'être nés ont acheté le droit à la vie
et ne seront pas contraints de se remettre au monde à chaque minute de
l'existence, en se défendant de l'anéantissement dans un combat.
Ce que la pédagogie appelle l'histoire et dont elle distingue les
tranches de façon caractéristique par l'alternance des guerres et
des paix, ce sont des épisodes non signifiants dans le
déroulement d'une Vie humaine, des instants généralement
anormaux de la vie ; et déterminer le tout, justement vu de cet
instant désorganisé, tirer des conclusions sur les lois de la vie
à partir des lois de l'histoire serait une erreur grossière.
Avenir,
ce mot est un point métaphysique que notre modeste mesure du temps ne
peut pas saisir. Peut-être n'est-il même plus permis d'en parler,
d'y réfléchir ; avec notre intelligence imparfaite, à
la place de mots et de pensées formelles, essayons d'en saisir quelque
chose à la force chaotique de l'instinct que l'intuition ressent mais
n'arrive pas à exprimer. L'homme de l'avenir (je l'appellerais homme
seulement dans la mesure où j'appellerais également homme le
singe anthropomorphe de Darwin) est tout aussi insaisissable par notre
intelligence que nous l'étions pour ce vieux singe. Pour nous imaginer
son intelligence, ses pensées, sa morale, sa vision du monde, l'imagination
de Nietzsche est tout aussi insuffisante que celle du vieux singe pour saisir
et comprendre Zarathoustra. Tout au plus pouvons-nous spéculer sur son
aspect physique et faire des hypothèses sur ses actes à l'aide
des mathématiques combinatoires qui enseignent à déduire
l'étape suivante de ce qui précède .
En
compilant le possible et l'impossible dans l'optique de savoir jusqu'où
la pure intelligence humaine peut aller dans la nature, il ne faut pas oublier
que nous avons à notre disposition un temps infini ce qui signifie à
peu près que rien n'est impossible, comme il n'est pas impossible de
retrouver un grain de poussière égaré dans l'immense masse
de notre globe si nous avons assez de temps pour le chercher. Il est certain
que la résolution de certains problèmes paraissant
aujourd'hui surhumaine ne bute pas
sur des obstacles de principe, mais c'est une question de temps. Il convient
d'examiner toutes les combinaisons imaginables pour que la science trouve la
solution : nous "devons" la poudre à canons au hasard,
mais le professeur Ehrlich a longtemps cherché le traitement de la
syphilis en combinant six cents fois les possibilités par des
méthodes scientifiques.
Ceci
concerne tous les problèmes imaginables ainsi que leurs solutions. La
déduction voulant imaginer la vie future n'a ici rien d'autre à
faire que de soulever les problèmes et de les considérer comme
résolus, en imaginant à la place des "non possumus" et des "ignorabimus"
leurs contraires. Nous disons aujourd'hui : la loi de la vie organique est
inconnue, sa naissance est un secret - l'homme de l'avenir connaît ce
secret, il est en mesure de créer directement de la vie - qui plus est,
il recrée son propre corps autant de fois et sous la forme qu'il le
souhaite, pour son propre usage, non suivant les caprices de la nature aveugle
qui prête souvent à l'esprit génial un corps pitoyable pour
qu'ils périssent tous les deux, alors qu'elle prête force et
puissance à la méchanceté et à la bêtise pour
qu'elles inséminent misères, crimes et souffrances dans
l'espèce.
Jusqu'à
présent les penseurs considéraient la mort telle une loi, or la
mort n'est qu'un fait empirique, il n'existe rien qui prouverait sa
nécessité à l'instar des axiomes. Le principe de
l'évolution exprimé dans le changement n'a non plus force de loi
puisque, pour qu'une espèce atteigne la perfection, le
dépérissement de générations, ce long travail laborieux,
ne serait pas nécessaire, si nous arrivions à établir
cette loi par la voie scientifique expérimentale. L'homme de l'avenir
rendra superflue la mort de l'individu, unique méthode de la nature
indigente qui assure la vie de l'espèce ; tout comme nous avons rendu
les jambes superflues en ayant inventé les charrettes à vapeur et
les avions, tout comme d'innombrables autres dispositions de la nature sont
devenues superflues sans lesquelles jadis la vie n'aurait pas pu être
maintenue.
La
tendance de la nature est évidente, il suffit de la comprendre ; elle
s'efforce de créer un organe plus parfait qu'elle-même en l'homme
qui pourra ensuite résoudre la vie plus parfaitement qu'elle, en osant
de plus assumer la responsabilité de ses actes. L'homme d'aujourd'hui se
trouve encore très loin du modèle imaginé par la
nature : non seulement il ne peut pas être son maître, mais
souvent il est même piètre disciple. Néanmoins le grand
sculpteur ne perd pas confiance et poursuit son œuvre sans faille :
chaque génération est une nouvelle expérience, serait-ce
celle-ci la vraie ? Chaque génération et chaque individu, la
nature les invite à la vie avec tendresses et cajoleries, car à
chaque naissance elle se dit : et si c'était celui qui ne devra
plus mourir afin d'être suivi par une génération plus
parfaite encore ? La mort n'est qu'affliction et désillusion de la
nature, voilà, ce n'est toujours pas ça, l'expérience a
raté. Le sculpteur bâcle son œuvre inachevée, il la
remet dans l'argile, il recommence. Ça marchera un jour !
Cette
année, je crois, le grand sculpteur nous en veut beaucoup. Dans une
totale méprise de ses intentions nous ne l'imitons pas dans ce
qu’il veut nous enseigner, nous singeons la mauvaise habitude de la mort,
or chez lui la mort n’est que la reconnaissance d’une erreur dont
il a honte et qu’il n’aime pas. Sa matière qu’il veut
pétrir s’effondre, se consume, il comprend plus tôt que
d’habitude que cette génération n’est toujours pas la
vraie, la bonne, et il est sur le point de consentir à ce qu’elle
dépérisse le plus vite possible puisqu’il le faut. Des
épidémies, des tremblements de terre accompagnent le chemin de la
guerre…