Frigyes Karinthy : "Christ
et Barabbas"
DES VOYAGES DE
GULLIVER
Dixième chapitre
Après Brobduingnag,
muni d’une bienveillante lettre de recommandation du prince, je naviguai
vers Abracadabra afin d’enrichir de ma modeste expérience, en tant
que citoyen simple mais honnête de la plus glorieuse nation du monde, les
connaissances de notre Angleterre infiniment aimée.
Ce pays est habité par les
Féliciens, autrement dit des indigènes
qui se qualifient de chanceux, dont
les us et coutumes particuliers n’ont à ma connaissance pas encore
été décrits par les voyageurs avant le modeste
écrivain des présentes lignes.
On peut supposer que les lecteurs
de ma glorieuse nation découvriront ici le régime et les lois
particuliers de ce triste et barbare pays avec un étonnement
apitoyé ; mais ceux qui chez eux, dans notre chère
Angleterre, jouissent des bienfaits de l’état le plus parfait de
la culture et de la civilisation, doivent se rendre compte qu’il
n’est vraiment pas possible d’attendre autre chose de la part
d’une misérable petite nation qui croupit loin de l’Europe
dans la pourriture d’un infantilisme sous-développé.
Les érudits de mon pays
risquent de ne pas me croire si je dis que cette pauvre petite nation n’a
même pas d’histoire. En effet la tradition de bien-être
monotone et de satisfaction stupide qui en mille ans n’a su produire
qu’une seule guerre, ne peut tout de même pas être
qualifiée d’histoire. Selon la tradition des Féliciens,
ce malheur de la nation qu’ils n’aient même pas mené
de guerres correctes trouve sa cause dans un code malheureux créé
durant la grande guerre il y a cinq cents ans par Sapilus,
le monarque de ce temps-là, et resté depuis en vigueur.
Ce code particulier qu’un
sujet britannique normal ne peut lire qu’avec un sourire incrédule
et apitoyé contient les dispositions infantiles de droit privé et
public les plus invraisemblables et embrouille la raison humaine et la
morale ; je vais en saisir une seule à titre de curiosité.
La loi en question traite des
dispositions concernant la parole et le mot écrit, elle est donc parente
de la conception que précise notre loi sur la liberté
d’expression et de la presse. C’est sa sévérité
sans précédent et son imbécillité qui
méritent d’être mentionnées.
En effet, au nom de cette loi,
tout homme d’État, quel que soit son rang ou sa position, est
passible de la peine de mort si, en parlant ou écrivant de choses ou
d’états des choses réelles, s’exprime
en images, ou explique un sujet public ou une procédure à suivre
au moyen de comparaisons. Les attendus de cette loi développent que
l’unique guerre de Félicia et
l’épouvantable bain de sang qu’elle a entraîné
était la conséquence d’une métaphore d’un
homme d’État d’alors selon laquelle la guerre peut
être comparée à une averse purificatrice et à
laquelle au fond de notre âme nous aspirons tous. Depuis lors, la loi
interdit à tout homme d’État sous peine de mort
d’utiliser des termes à sens figuré : ils sont tenus
de s’exprimer en phrases simples composées exclusivement de
chiffres et de substantifs concrets.
Mais encore plus bizarre et plus
ridicule est une clause complémentaire de la loi qui stipule
qu’est passible de la mort par pendaison l’auteur de toute phrase
écrite ou prononcée dans laquelle le pronom de la première
personne du pluriel est utilisé au sens figuré et il ne signifie
pas strictement et littéralement que l’action indiquée dans
le groupe verbal ne doit pas s’exécuter également par
"je", pourtant inclus dans le terme "nous". Par exemple si
quelqu’un, soit en tant qu’individu, soit en tant qu’homme
d’État s’exprime ainsi : « nous
n’hésitons pas à donner notre sang » sans que,
pendant qu’il le dit, il saigne effectivement, ou « nous nous
sacrifions jusqu’à la dernière goutte de sang » sans
montrer même la première goutte de son sang ; ou encore
« nous préférons supporter toutes les souffrances et
des misères infinies » sans que la personne en question ait
perdu un bras, un œil, une jambe ou un demi-poumon, ou bien
« même le diable ne nous fait pas peur » sans
qu’il prouve un tel courage personnel sur-le-champ.
La libération de ce
malheureux pays est à cette heure sans espoir car on ne peut pas
fomenter une révolution contre une loi aussi insensée et
inhumaine, tout au moins personne n’a osé jusqu’à ce
jour déclarer : « nous préférons mourir
plutôt que tolérer cela », en assumant les
conséquences que cela entraîne.