Frigyes Karinthy :  "Christ et Barabbas"

 

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terreur

 

Au commencement étaient les brouillards et le chaos dans l’espace, et le Seigneur sommeillait dans ces brouillards. Et une fois il se réveilla, bâilla en s'étirant et cria fort "Aoï-a !" comme fait une âme qui se réveille encore endormie quand elle revient allègrement à elle en bâillant.

Cette voix fit les brouillards se crisper nerveusement tant elle les effraya, et le Seigneur, amusé de cette terreur enfantine, s'écria plaisamment : "vouhh" comme les adultes qui jouent à faire peur aux petits bêtas.

Les brouillards s'effrayèrent, se mirent à trembler de tout leur corps comme l'eau de l'étang où on a lancé une pierre. Ce tremblement généra des anneaux et des billes dans les brouillards, ils fusionnèrent en des nœuds, certains devinrent des boules qui de cette frayeur se mirent à tourner sur elles-mêmes ou les unes autour des autres.

Une grosse boule frémissante s’échauffa pour avoir trop tourné, elle continua à vibrer et à frémir, elle pouffa et bouillonna, et un de ses bouillonnements énormes lui fit cracher la Terre.

Et la Terre, cœur épouvanté, palpitant, igné, se mit à tourner autour de la grosse boule, le Soleil, alors que dans ses entrailles un liquide bouillant, le sang de la Terre, continua de trembler et tressaillir de la grande peur originelle.

Elle ne resta nullement belle et lisse comme une boule de quilles, placide et fière comme les boules de billard ou le crâne rond et chauve des diplomates – le tremblement intérieur fit craqueler sa croûte et en fit jaillir des feux et des liquides incandescents, la terre trembla et gronda, des monts et des vaux se plissèrent, se froissèrent, et l’eau condensée tressaillit, se fit vague et vagabonda dans le creux des vallées.

Une de ses rivières, encore chaude et bouillonnante de frémissements et de tremblements, rejeta un jour de son sein, fils de la tremblante frayeur, l’homme.

C’est trépignant et tremblant que l’homme prit sa route, crût et se multiplia sur la Terre qui progressivement se calma et s’apaisa et se durcit, portant sur son visage les marques et les rides de ses jeunes années, de sa vie de frayeur débauchée : les chaînes de montagnes.

Mais la terreur originelle continua de trembler dans le fils de la Terre, l’homme – il construisit des maisons et des villes afin d’y cacher du monde extérieur et de ses semblables son cœur convulsif, apeuré, tremblant.

Mais la terreur était toujours si grande en l’homme qu’il ne fit pas confiance au mur dont il s’était entouré – il craignit que, dans cette terreur tremblante, un autre homme ne démolît ce mur et qu’il ne tuât l’autre pour ne plus avoir à le craindre.

Il inventa des armes terrifiantes, des substances et des produits horribles qui, en explosant, provoquent un tremblement et un souffle tels que son tremblement surpasse le tremblement de l’autre homme qui ne pourra plus l’anéantir dans sa terreur.

Et éclata la guerre, et la poudre explosa dans un bruit effrayant et le corps de la terre trembla et tressaillit longuement. Des gens dansèrent sur les vagues aériennes abattues avant de retomber sur terre.

Il y avait parmi eux mon ami Demeter, trois ans plus tôt nous étions assis ensemble dans ce café – et nous y sommes de nouveau tous les deux, assis sur ce canapé à ressorts. Il a le grade de sergent-chef et une médaille de courage, mais il n’est plus soldat, il a été réformé à cause d’un choc nerveux. Il a été renversé par une grenade, et depuis ce jour tout son corps se balance et tremble rythmiquement et régulièrement. Il est assis à côté de moi, il me parle et moi je me penche sur une feuille de papier. Je ne vois pas son visage mais je le sens – son corps transmet le rythme de son tremblement au canapé et le canapé fait aussi trembler et tressaillir mon corps ; mon foie et mes reins tremblent – mon cœur tremble aussi et mon cœur fait trembler mon cerveau et la plume tremble dans ma main – elle tremble et elle court sur la feuille de papier.

Et ma plume, ce sismographe rare signale maintenant un tremblement de terre lointain, lointain dans le temps – à travers la création de la Terre, la naissance de l’homme, la guerre, l’explosion de la grenade, le tremblement de mon ami, elle capte le tremblement de la terreur, la voix plaisante du Seigneur qui avait épouvanté le chaos calme et paisible.

 

Suite du recueil