Frigyes Karinthy :  "Christ et Barabbas"

 

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La victime de Brutus

 

Le collégien Endre Schwarcz de la filière commerciale ramassa un insuffisant en histoire ; cinq minutes plus tard, le pauvre, aurait certainement obtenu un vingt sur vingt en gymnastique, en effet il sauta si bien par la fenêtre du deuxième étage qu'aux dires des garçons il ne toucha même pas l'encadrement de la fenêtre.

Brutus, le moraliste intraitable, se tenait devant le corps, les bras croisés. Le prof d'histoire avait demandé à ce pauvre Endre qui était le premier empereur romain, et lui, il avait nommé Jules César – et moi qui "suis venu inhumer Endre et non le louanger", je mentionne seulement pour plus d'objectivité que, même si c'est une consolation tardive, c'est la raison pour laquelle le grand César devait mourir lui aussi : à cette fameuse réunion du Capitole, César aussi croyait que c'était lui. Et si Brutus était arrivé avec une heure de retard, et s'il n'avait pas poignardé son père adoptif avant qu'on ne pose la couronne sur sa tête – Endre aurait eu raison et à l'heure où nous sommes il fêterait sa réussite à l'examen dans une confiserie.

Mais Endre était un enfant de la guerre mondiale et lorsque retentit la question fatale il chercha à la hâte un grand nom d'importance historique. "Nous vivons des temps historiques", entendait Endre depuis trois ans et il n'ignorait pas ce que cela signifiait : des guerres atroces, des batailles de peuples, l'écroulement de pays. Il se remémora peut-être la guerre des Gaules où César fit couper le bras à mille hommes – Pompée ensuite et sa longue campagne d'Afrique. Tout ça c'était à cause de César et c'est pour ces faits que l'histoire a retenu son nom. C'est lui qui a fait les premières grandes guerres, il devait donc être le premier empereur, pensa Endre. Comment eut-il pu songer aux doux Auguste lui qui a vécu en paix, invitait des comédiens et des hommes de plume, a fait construire des cirques et percer des canalisations.

Autrement, je le répète, Endre était un enfant de la guerre mondiale. Il voyait l'histoire dans les yeux, dans la rue et sur les places et à la maison, au déjeuner et au dîner – une histoire par rapport à laquelle toute l'antiquité n'est que pistolet à eau et punching-ball. Il n’a pas préparé son histoire, mais il s'y est préparé – il s'est préparé à ce que l'histoire signifiait pour lui, ce à quoi il devait participer, ce qu'il devait tirer comme conséquences de l'histoire – il s'est préparé à devenir soldat, à se battre, il s'est préparé à l'impitoyable conflit des forces armées, aux marches et aux assauts, dans lesquels prendrait le dessus celui qui physiquement serait plus habile, plus fort et plus endurant. Endre était bon en gymnastique et il croyait que ça suffisait pour le moment. Il voyait l'histoire de près, de si près qu'il ne pouvait pas voir les ères, seulement les jours et les heures – il ne voyait guère des empereurs, seulement son frère qui était caporal-chef et pas empereur – et Endre savait que lui aussi il serait caporal-chef : il le savait et il s'y préparait. Pourquoi Endre devait-il apprendre l'histoire alors qu'il était excellent en gymnastique ? Endre apprenait l'histoire, il méditait, il ne comprenait pas à quoi servait ce bachotage. Du début jusqu'à la fin, à travers de longs siècles, guerres et campagnes et migrations et déclarations de guerre et sièges et tueries. Un empereur arrive, un autre empereur s'en va, l'un transmet, l'autre poursuit – et la guerre et la tuerie se poursuivent, il ne s'agit que de cela, l'histoire n'est qu'une succession de guerres et de traités de paix – ce qui se passe entre un traité de paix et une guerre, l'histoire saute par-dessus comme quelque chose de superflu sans intérêt. Mais à quoi ça sert d'apprendre ce que le présent nous enseigne mille fois mieux ? À quoi sert que chacun de son côté, séparément, apprenne toutes les bêtises et les méchancetés que les hommes se sont infligées ? Est-ce que reconnaître les terribles erreurs du passé a jamais servi aux hommes ?

Car l'apprentissage de l'histoire aurait un sens positif seulement s'il avait pour but et nous permettait de savoir ce qu'il ne faut pas faire, ce qui était mauvais et destructeur – si cela nous permettait de tirer une moralité de l'histoire et de nous amender sur cet exemple. Mais le monde s'est-il amendé pour avoir connu son effroyable histoire ? Connaissance et compréhension de cette terrible enfilade d'errances et de désastres nous a-t-il rendus inutile de nous préparer en gymnastique ?

Il convient d'effacer des programmes scolaires, Messieurs, soit la gymnastique soit l'histoire. L'une des deux est superflue.

 

Suite du recueil