Frigyes Karinthy : "Christ
et Barabbas"
rengaine
J'suis d’une sacrée bonne humeur,
Tralalala-lè-re…
Tiens,
dis donc, la nuit tombe de bonne heure… Il est quatre heures et c'est
déjà le soir. Rentrons, je dois aller prendre ce livre…
Puis… Puis… J’irais bien dîner quequ'part…
puis je ferai un tour quequ'part…
J'suis
d’une sacrée bonne humeur…
C'est
complètement idiot ce que je fredonne là, d'où ça
me vient ? ça devait
être cet orgue de barbarie derrière ce portail sombre que j'ai
entendu en passant, où un chien hurlait… Donc, où j'en
étais… Après dîner…
J’suis
d’une sacrée bonne humeur……
Quand j'ai
déjà vu ce portail ? j'suis
sûr qu'il est associé à quelque chose – une ambiance
ancienne, bien sûr… Il y a trois ou quatre ans je passais par
là quand je voulais faire ce grand livre. Comment ça voulait
être ? "L'homme responsable." Ça traitait un sujet
– mais oui – l'humanité – l'avenir – comment
c'était déjà ? L'homme responsable…
L’homme est responsable de la nature… De la nature
imbécile… Qui n'arrive pas à donner un sens aux choses et
qui cafouille… Cette nature imbécile… Elle crée des
animaux qui se nourrissent d'herbe… Et des fauves qui mangent les
bêtes… Et des champignons qui pourrissent et dévorent tout,
herbivores et carnivores… Nature imbécile… On ne peut pas
lui confier notre vie. Mais alors à qui pouvons-nous la
confier ?… Eh oui, c'était justement le sujet. Il n'est pas
mauvais, ma foi, pas mauvais. Comment dit déjà Polonius dans Hamlet ? Il parle de
J’suis
d’une sacrée bonne humeur……
Ça y est,
ça me revient – je voulais concocter un bon petit voyage
d'étude – Berlin, Hambourg, Paris, Londres – de quoi il
s'agissait déjà ? Ah oui, mieux connaître la
psychologie des foules… La capacité évolutive des
espèces… Les possibilités de l'individu dans la
société… Les instincts sociaux secrets dans… Dans
quoi déjà ? Tralalala-lè-re.
Où a-t-on chanté cette rengaine ? C'est là qu'il faudrait
rentrer. Ou bien aller au cinoche.
J’suis
d’une sacrée bonne humeur……
Mais oui, j'avais
alors une invention ou quoi. Une grosse machine qui faisait de la musique sur
toutes sortes de tons… C’est vrai. Sensationnel, a dit mon ami
ingénieur… Ça risque de révolutionner l'art du
futur… Puis cet œil… L’œil… L’œil
éclairé par-derrière, permettant de projeter dans l'espace
les expériences de l'âme… L’âme… Le
passé… L’avenir… La fantastique source de
lumière plus puissante que le soleil, qui éclaire tout… Où
est-ce qu'on en a parlé récemment ? Ah oui…
L’invention de ce lieutenant… Ce nouveau système de spot qui
permet de balayer tout le champ de tir… Tralalala-lè-re…
Où pourrait-on donc aller ? Au Tivoli ils ont un nouveau programme.
Ou simplement entrer quelque part pour écouter de la musique et boire un
verre.
J’suis
d’une sacrée bonne humeur……
Tiens…
T’en souviens-tu ? La grande épopée des temps
héroïques que tu voulais écrire… Non, pas de nos
jours… De notre siècle. Une grande invocation –
dédiée à Ulrich von Hutten[2]…
Ô siècle !… Tout revit… Tout
pétille !… De nouveau nous comprenons tout !… Quel
élan !… Quelques strophes étaient déjà
achevées – un ou deux vers, comme c'est bizarre, ne me quittent
pas l'esprit… Dans le cerveau mort de qui ça a
survécu ? Il s'agissait de choses que j'ai vues dans mon
siècle… Le dernier vers de la strophe était : "Et
j'ai vu Paulhan[3]
au milieu des nuées de tous les dangers…" Je venais justement
de rentrer d'une grande compétition d'aviation quand j'ai écrit
cela, je me souviens… J’étais catastrophé… Des
ailes battaient et froufroutaient autour de moi… Paulhan…
Paulhan… Où ça peut être ? – Ah oui, il a
été abattu… Tralalala-lè-re.
Le mieux serait ici sur le Grand Boulevard, de s'asseoir tout de suite quelque
part sans rentrer à la maison. À quoi bon rentrer ?
J’suis
d’une sacrée bonne humeur……
Et puis la nouvelle
tendance de la philosophie… Réalisme…
Néo-impressionnisme… Radicalisme…
Révisionnisme… Volontarisme… Utilitarisme…
Qu’est-ce qu'il y avait encore ?… Euh…
Oh
là-là, d’une sacrée bonne humeur…