Frigyes Karinthy : "Christ et Barabbas"
mars et environs
Mon ami naïf et enthousiaste,
le journaliste martien qui me rend visite une fois tous les cent ans pour que
je l'informe des affaires de la Terre, et qu'il en rende compte à son
tour à Mars et Environs, est
de nouveau mon invité depuis deux jours et je n'arrive pas à
répondre à ses questions tellement elles sont inattendues et
puériles.
Tout d'abord il a voulu savoir
où en sont les choses, pour se faire, comme il a dit, une idée
globale. Il voit bien que les hommes se disputent fort de nos jours, il
aimerait savoir sur quelles questions essentielles portent les
différends.
Je lui ai dit qu'il y a
actuellement deux positions qui s'affrontent. Selon la première il
convient de tenir bon jusqu'à la victoire finale, tandis que selon
l'autre il faut rapidement aboutir à une paix durable. Je lui ai
expliqué que de nombreux arguments intéressants et souvent
convaincants étayent l'une comme l'autre position. Je lui ai
énuméré à titre d'exemple quelques-uns des
arguments adverses.
Il a acquiescé en disant
qu'il comprenait. Mais il a voulu aussi savoir qui soutenait l'un et l'autre
camp.
En partie de mémoire, en
partie en m'aidant de notes et des journaux, je lui ai rapidement cité
aussi bien que j'ai pu quelques noms et quelques institutions. Je lui ai dit
qui sont les adeptes d'une "paix rapide et durable", quelques
personnalités, le parti de la révolution russe, puis une partie
des socialistes allemands, bien sûr certains aussi des socialistes hongrois,
je crois, Kunfi et Garami[1]
– je l'ai prévenu que je ne connaissais rien à la question,
tout ce que je savais, je le tenais des journaux. Bref, en gros ceux-ci, puis
tout un tas de socialistes anglais et quelques Français.
À sa question de savoir si
tous ces gens s'entendent au sujet de la paix rapide et durable, j'ai
répondu que probablement oui car ils s'étaient tous réunis
pour manifester leur point de vue à une conférence à
Stockholm.
Ils resserrent donc leurs rangs
contre la position adverse ? - demanda-t-il intéressé.
Évidemment, ai-je répondu surpris, s'ils se réunissent
c'est pour resserrer leurs rangs, et s'ils resserrent leurs rangs c'est manifestement
contre quelque chose, n'est-ce pas ?
Ah oui, a-t-il dit, alors ils
s'étaient probablement réunis contre la position adverse selon
laquelle il faut tenir bon jusqu'à la victoire finale. Après une
courte réflexion – car je vous le dis, je ne connais rien à
ces questions, je sais seulement ce qu'on lit dans les journaux – bref,
après une courte réflexion j'ai approuvé avec impatience,
d'accord ils s'étaient réunis contre ça puisqu'ils
s'étaient réunis. Mais l'idée de le gifler s'il
prononçait une nouvelle fois le verbe réunir m'avait
déjà effleuré l'esprit.
Il a voulu ensuite savoir qui
étaient les adeptes d'une victoire finale. J'ai vérifié
dans les journaux et je lui ai sommairement énuméré
quelques porte-parole éminents de la victoire finale (il n'arrêtait
pas de prendre des notes, cet imbécile ennuyeux), voyons voir, Ribot[2],
représentant du gouvernement français, puis le gouvernement
anglais dans sa globalité, la plus grande partie du gouvernement russe
– et non moins le gouvernement allemand, puis le nôtre aussi qui
proclame à juste titre que la guerre devra s'achever par la victoire.
Il a noté tout cela
pendant que dans mon ennui je regardais par la fenêtre et j'aurais
préféré parler d'autre chose, de littérature,
d'art, des femmes, des questions de ma compétence. Mais lui, dès qu'il
a achevé ses notes, est revenu à la charge avec de nouveaux
rébus. Et à mon avis, a-t-il demandé, les manifestations
unitaires des adeptes d'une paix rapide permettent-elles d'espérer un
résultat ? Pourquoi ne le permettraient-elles pas, ai-je
répondu en réprimant un bâillement, puisqu'ils
s'étaient réunis avec un tel enthousiasme comme tu le dis
toi-même pour la vingtième fois. C'est une force importante, la
réunion de tant de camarades.
Alors il m'a demandé sur
le ton le plus naturel où en était la chose quant aux adeptes de
la victoire finale. Considérant que la réunion de Stockholm met
en quelque sorte en danger la réussite de leur position –
s'étaient-ils réunis eux aussi contre la réunion de Stockholm ?
C'est, n'est-ce pas, une hypothèse plausible.
Mais bien sûr, ai-je dit en
m'amusant désormais de l'obstination de ce type, tu peux imaginer qu'ils
se sont réunis eux aussi. Ils organisent des partis dans leurs
parlements, ils font de la propagande, de l'agitation, ils serrent leurs rangs,
ils se remuent.
Il a jeté un coup
d'œil dans ses notes et a demandé si, n'est-ce pas, probablement,
vraisemblablement, ils se soutiennent aussi. Sous quelle forme le gouvernement
français donne-t-il par exemple un coup de main au gouvernement allemand
afin de soutenir sa politique en faveur de la victoire finale ?
Une telle énormité
a fini par susciter ma colère. J'ai hurlé :
- Imbécile ! ça fait une heure que tu me
bombardes de questions et il s'avère que tu ne sais même pas de
quoi il s'agit. Comment le gouvernement français pourrait-il soutenir le
gouvernement allemand alors qu'il s'agit de deux gouvernements ennemis en
guerre l'un contre l'autre ?
Il a ouvert de grands yeux.
- Toi-même tu m'as dit
que face à la réunion internationale de Stockholm, ceux-ci se
sont mis d'accord pour terminer victorieusement la guerre.
J'ai éclaté de
rire.
- Évidemment,
misérable. Mais chacun des deux entend achever l'autre victorieusement,
n'as-tu pas saisi que le gouvernement allemand et le gouvernement
français sont des gouvernements de deux pays ennemis ?
- Mais les socialistes de la
conférence de Stockholm venaient eux aussi de pays ennemis.
- Évidemment. Ils
n'ont été réunis que par la communauté de leurs
opinions.
Il a réfléchi puis
a haussé les épaules.
- Je ne comprends pas. Si
les socialistes de pays ennemis ont pu se réunir et manifester leur
position à Stockholm pour une paix rapide, pourquoi des gouvernements
ennemis ne pourraient-ils pas se réunir quelque part pour manifester en
force pour la poursuite de la guerre ?
J'ai vu qu'il avait la tête
particulièrement dure, et j'ai mis fin à la conversation.