Frigyes Karinthy :  "Christ et Barabbas"

 

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chimÈres

 

Cet homme politique, un excellent ami, a supporté jusqu'au bout mon explosion de colère avec un sourire fin et indulgent. Puis il y a mis un point final. Ce sont, a-t-il dit, autant de chimères poétiques d'un esprit fantasque mal informé, nul ou approximatif en géopolitique ou en théorie des valeurs, infantilisme, peur des fantômes dans une pièce sombre. S'il y a une guerre, ce n'est pas parce que les gens sont comme ci ou comme ça - la paix ne dépend pas de leur capacité de reconnaître les choses, de s'amender ou de se révolter. Tout cela est immaturité, état d'âme, confusion, lyrisme - la réalité pour les gens bien informés se déduit de quelques formules simples. Sur ma demande d'en parler, il m'a fait une petite esquisse concise et sèche de la situation du jour en Europe, de ses relations avec l'Amérique et l'Asie ; il a cité quelques déclarations de grands hommes d'État qui, à ma plus grande stupéfaction, ne signifiaient jamais ce que l'homme d'État en question avait effectivement dit, mais quelque chose de tout à fait différent, que seul un fin politique bien informé pouvait comprendre. J'ai appris avec ébahissement que la déclaration de Lloyd George selon laquelle l'Angleterre a toujours tenu à cœur l'évolution pacifique des petits États des Balkans signifiait en réalité que l’Italie ne devait pas compter sur des colonies en Afrique. J'ai appris avec surprise que le discours de Cecil Robert dans lequel, ému aux larmes, il a fait allusion à la misère indescriptible des invalides à leur retour en Belgique n'était que la simple déclaration que la France serait prête, après la guerre, à une association commerciale avec l'Autriche-Hongrie de façon à menacer Wilson qui deux mois auparavant, dans son toast sur l'avenir de l'humanité, avait fait allusion à un contrat d'oléagineux à conclure avec le Japon, de nature à paralyser militairement le Canada, au point qu'il serait obligé de mettre le Canal de Panama à la disposition des bateaux américains. J'ai été confus d'apprendre que si Balfour souhaitait que la guerre dure encore au moins deux ans, ce n'est pas du tout parce qu'il serait une sorte de vieillard sanguinaire et pervers comme je le supposais, mais tout simplement parce que l'Angleterre est consciente que pour former un bloc commercial réaliste avec l'Europe Centrale dans une alliance germano-britannique future, la Russie devrait être suffisamment épuisée économiquement pour laisser prévaloir les intérêts asiatiques de l'Italie, ce qui ne pourrait être rendu possible que par un État politique slave entouré par un espace douanier autonome suffisamment important. J'ai pris acte avec soulagement que le traité de paix prévu il y a deux mois et qu'on prétendait déjà conclus et qui pourtant est tombé à l'eau à la dernière minute n'aurait pas du tout été dans notre intérêt, comme nous le croyions, (moi et mon ami compositeur tombé la semaine dernière dans les combats) - nous étions tous les deux dans l'erreur parce que si nous avions fait la paix deux mois plus tôt, alors l'Allemagne n'aurait pas reçu les parties occupées de la Prusse Orientale, elle aurait été obligée d'importer des céréales hongroises faisant monter le prix des articles industriels et affaiblissant par là même l'industrie mécanique, tout en renforçant la classe des commerçants, entravant l'union douanière, et plus un seul porc ne serait parvenu dans le pays en provenance de la Serbie.

Mon très excellent ami, permettez-moi de vous remercier par la présente pour vos analyses - seulement ici, car dans notre récent débat j'avais tout simplement perdu tous mes moyens. Si sur un sujet donné quelqu'un invoque mon manque de culture et mon ignorance, moi je ne peux plus discuter avec cette personne puisqu’elle a tout à fait raison. Par conséquent je préfère répondre sur papier, dans la solitude, profitant de ce qu'on ne peut pas me couper la parole ni me rembarrer et on ne peut pas m'influencer avec des connaissances. Je ne suis qu'un pauvre poète naïf qui, à défaut de la fréquentation du réel, converse avec des chimères farfelues - ces chimères, je suis incapable de les développer ou les expliquer, en conséquence, sans aucun commentaire, sans approfondir mon affirmation, ex abrupto, sans la moindre réflexion préalable, je vous déclare que tout ce que vous m'avez dit, tout ce que Lloyd George pense et sait, tout ce en quoi Cecil Robert est génial, tout ce que Wilson a décidé et que Ribot veut mettre en œuvre, tout ce dont Kerenski tient compte pour refuser de signer la paix, et Sonnino préfère attendre, tout ce dans l'intérêt de quoi Scheidemann ne négocie pas avec les socialistes français et István Tisza s'oppose à la politique de Károlyi - tout ceci pris ensemble, calculé de bonne foi et avec enthousiasme, harmonisé, révisé, réfléchi et appliqué, tout ceci n'est que chimère la plus farfelue, imagination la plus maladive, cabale nébuleuse par rapport à la réalité simple que j'ai affirmée devant vous selon laquelle il ne faut pas tuer les gens. Une chimère plus fumeuse et plus confuse que n'étaient l'alchimie et la syllogistique médiévales et la cabale antique sur lesquelles des tomes épais et lourds ont été remplis par des hommes géniaux, des grands penseurs plus informés et mieux cultivés en alchimie et en cabale que ne sont cultivés et informés et géniaux en politique vous-même et Lloyd George et Balfour et Cecil Robert et Wilson et István Tisza. Ce que vous m'avez développé sur des nations et des intérêts et des alliances - un jour les gens en souriront tout comme vous souririez si vous lisiez l'œuvre de Silesius sur la pierre philosophale, sur le magistère, sur la conjonction des étoiles, sur l'affinité secrète de Mercure et de Vénus - un jour, quand science et réalité seront ce que le poète naïf n'ose aujourd'hui que chanter : il n'existe que des gens, on ne peut pas parler de nations et d'États, de ces cadres inertes et fictifs comme si c'était des êtres vivants, avec des caractéristiques morales, des intérêts, des intentions ; alors que des caractéristiques vivantes, intérêt et intention, seuls les hommes peuvent en avoir, les hommes vivants, chacun pris séparément - un jour, quand les termes Allemagne et Angleterre ne représenteront plus des notions insaisissables à l'instar de la vie vivante, les gens sauront qu'État et pays ne sont pas de simples cadres, ils doivent représenter l'ensemble de tous ceux qui pris chacun séparément sont plus importants que tous pris ensemble. Un jour où aux bureaucrates chargés des affaires du pays que nous appelons aujourd'hui hommes d'État on ne demandera plus d'être des génies, mais seulement des administrateurs honnêtes et propres, de respectueux exécutants des lois.

Un jour, le sixième jour de la création dont nous sommes encore beaucoup plus éloignés que nous le pensions - quand après la création des pays et des nations et des États et des intérêts, le premier homme sera créé pour qu'Il puisse enfin Se reposer.

 

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