Frigyes Karinthy :  "Malades rieurs"

 

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Le feu à la maison

 

Depuis peu j'entends dire autour de moi que l'écrivain ne doit pas puiser dans son imagination, c'est affaire de poètes. L'écrivain n'a qu'à écrire ce qu'il a vu et vécu, c'est ainsi que son texte sera vif et authentique.

Et bien, d'accord. Voilà.

Hier soir je me suis couché relativement tard. Au lit, j'ai encore lu un peu.

Il est normal qu'à sept heures et quart du matin je dorme encore profondément.

Des bruits extérieurs me réveillent. Évidemment, ils font encore du boucan, les deux gosses qui partent à l'école, ils pourraient tout de même être plus discrets ! On ne me respecte pas beaucoup dans cette maison, il n'y a personne pour dire aux enfants : silence, ne dérangez pas votre père, toute la journée il travaille pour vous, laissez-le dormir quand il en a besoin, c'est son droit puisqu'il se tue au travail.

C'est ainsi que je médite dans un demi-sommeil, sur le comment et le pourquoi des choses, quand la porte s'ouvre avec fracas, c'est Madame qui fait irruption et les bras au ciel, elle profère les paroles suivantes sur un ton extrêmement élevé (à mon humble avis) :

- Vous, vous dormez quand la maison brûle au-dessus de nos têtes ?

Je glisse un œil du dessous de l'édredon tiré sur mes oreilles, je trouve toute la scène artificielle, théâtrale, en tout cas très exagérée. C'est étonnant comme les femmes tiennent à ce genre de mise en scène mélodramatique. Premièrement, pourquoi fallait-il clamer cette phrase avec une telle intensité, je ne suis pas sourd, deuxièmement, pourquoi fallait-il lever les bras en l'air, dans quel but, qu'est-ce que cela ajoute à une claire compréhension des faits, troisièmement, qu'est-ce que ça veut dire que "moi je dors" ? Alors que je ne dors plus, malheureusement, et de toute façon, comment aurai-je pu savoir que la maison brûlait au-dessus de nos têtes tant qu'elle ne brûlait pas, c'est-à-dire jusqu'à présent ? Je dormais donc manifestement de plein droit, c'est ridicule ! Le fait que la maison brûle maintenant ne signifie pas qu'auparavant je n'avais pas le droit de dormir ; aurais-je peut-être dû veiller toute la nuit dans mon lit, un seau d'eau à la main et un casque de pompier sur la tête, prévoyant toutes les éventualités ?! Ridicule ! Bien sûr que je dors tant que ça ne brûle pas. Mais maintenant que ça brûle, vous voyez bien que je ne dors plus. Qu'est-ce qu'on peut bien me reprocher ?

Après avoir mené à son terme cette réflexion intelligente et virile, pour plus de sûreté je pose quelques questions pertinentes et logiques.

- Qui est-ce qui prétend que la maison est en feu ?

- Comment ça, qui le prétend ? Jésus Marie, allez voir sur le balcon, le toit est en flammes, la rue pleine de monde, les pompiers ne sont toujours pas arrivés, Cini tout pâle a couru à l'école tout en hurlant pour ses tartines, tout le monde s'enfuit, vous devez immédiatement vous habiller et sauver ce qui peut l'être, Livia vient de téléphoner pour dire que de chez elle on voit bien notre maison qui brûle, tandis que les voisins… Je l'interromps fermement.

- Assez ! Ce sont des balivernes. Dites-moi plutôt d'où souffle le vent, du nord ou du sud ? Et à quelle vitesse en mètres par seconde ?

- Oh là, fichez-moi la paix !

Madame crie et se précipite dehors en gémissant, alors que manifestement ma question était logique et pertinente car du point de vue du feu ce qui compte ce n'est pas que la rue soit pleine ou non et que Cini, au milieu de tous les dangers, ne réclamait que ses tartines, ni que Livia ait téléphoné, mais savoir dans quelle mesure le régime des vents favorise son développement… Ceci est, n'est-ce pas, une question technique et nous sommes de toute façon mal placés pour nous faire une idée précise, aussi longtemps que les spécialistes, en l'occurrence les pompiers, ne sont pas arrivés et n'ont pas donné les instructions adéquates. Tout cela n'est que ramdam de bonnes femmes, affolement de profanes, le mieux serait de rester sagement dans mon lit jusqu'à l'arrivée des spécialistes, dans le cas présent, des pompiers, et qu'ils me donnent leurs instructions précises. Tout cela me fait penser à quelqu'un qui se réveille en sentant qu'il a de la fièvre, autrement dit que son corps est en feu. Il ne se met pas à courir en tous sens, mais il reste sagement au lit en attendant le médecin. Le critère d'une vraie culture est de connaître nos limites et de ne pas essayer d'empiéter sur les affaires des spécialistes.

Toujours est-il que la curiosité malsaine s'en sort victorieuse. Je m'extrais de mon lit et comme ça, en pyjama, je sors sur le balcon.

De là, je peux enfin mesurer la situation.

Je comprends que nous habitons au sixième étage dans un pâté de maisons délimité au nord par la rue Verpeléti, à l'est la rue Vak Bottyán, au sud la rue Lágymányos et enfin à l'ouest, la rue Bercsényi.

Notre balcon court d'un bout à l'autre de l'appartement. On est aux premières loges.

L'immeuble limitrophe de notre pâté de maisons qui n'en est séparé que par une cour étroite a également six étages. Son toit et son sixième étage sont la proie des flammes. Ça craque et ça crépite partout, des brandons pleuvent sur les pavés de la rue Vak Bottyán (à ce propos, je profite de l'occasion pour répéter qu'il est scandaleux que cette rue n'ait toujours pas été asphaltée, ce qui rend très difficile la circulation automobile).

Ce n'est donc pas notre maison qui flambe mais celle d'à côté. En revanche cela se passe exactement à notre hauteur et un vent très vif souffle dans notre direction. Une forte masse de fumée envahit d'ailleurs mon balcon, et les flammes ne devraient pas tarder à nous rejoindre.

On ne rigole plus du tout.

Une étincelle pourrait d'un instant à l'autre atteindre le toit ce qui, avec ce vent qui souffle, embraserait le grenier tout entier, la toiture s'effondrerait, un quart d'heure plus tard il ne resterait de l'étage supérieur, y compris notre logement, qu'un cimetière de ruines, un cadavre fumant.

J'en rougis un peu.

C'est bien joli l'intelligence masculine, la clairvoyance et le raisonnement juste, mais voilà que l'Instinct a tout de même travaillé avec plus de rapidité et de fermeté dans l'âme féminine brouillonne, poltronne et absconse, l'instinct, cette mystérieuse force archaïque et intuitive qui gouverne le petit oiseau inculte pour lui signaler à la minute près quand il doit prendre son envol pour fuir le nid menacé. Effectivement il n'y a pas lieu de beaucoup argumenter ici, apparemment il vaudrait mieux s'habiller en vitesse et sortir. Radouci, je retourne dans la chambre ou ma femme anxieuse doit m'attendre déjà en chapeau et en manteau, prête à partir.

Mais justement, elle n'est pas vraiment habillée.

Je la vois en pyjama, assise au bord du lit, en train de téléphoner. Est-ce aux ambulances ? Ou au notaire au sujet du testament, ou à la compagnie d'assurances pour contracter une police à la dernière minute ?… Ce ne serait pas une mauvaise idée, tiens, j'aurais dû y penser… Quel sens des affaires ! C’est à eux qu'elle doit téléphoner, tout en croquant un croissant pour faire naturel et détaché en spécifiant les conditions du contrat, comme si elle y avait pensé comme ça, en passant… Quelle présence d'esprit !

Je lui demande respectueusement : - À qui téléphones-tu?

Elle parle au téléphone :

- Allô… Non, non, rien, il m'a demandé à qui je parlais… allô… Minette ?… Qu’en dis-tu, ma Minette ?… C’est génial… La maison brûle au-dessus de nos têtes… Si, je te jure… C’est pour ça que je t'appelle… C’est superchouette !… Et figure-toi que Cini est déjà parti à l'école… Ses tartines beurrées… Comment ?… Babette est avec toi ?… Vous êtes ensemble ?… Où étiez-vous hier soir ?…

Assez ! Ici l'homme doit tout de même agir.

Soudain je pense à mon voisin de palier, mon cher ami, l'excellent chanteur d'opéra. Nous ne sommes que deux hommes à l'étage. Déjà je me dirige vers leur balcon pour lui dire un mot. J'entends la voix de sa femme.

- Vous ne sortirez pas sur le balcon. Il ne manquerait que cette fumée à votre gorge, vous chantez ce soir !

Je fais demi-tour. Je me précipite dans la salle de bains, je commence à m'habiller à la hâte. Alors une modeste voix douce se fait entendre depuis une chambre :

- Papa…

Jésus, Marie, c'est Gabi ! Celui-là n'est pas à l'école ? Personne ne l'a réveillé, lui ?

- Gabi, pour l'amour du ciel, tu es encore couché ? Tu vas me faire le plaisir de sauter du lit immédiatement ! Pourquoi tu fais cette tête terrorisée ? Il ne faut pas faire une montagne de ce petit feu, on a tout le temps… Mais il faut se dépêcher quand même…

- Ce n'est pas ce que je voulais dire, Papa… Mais tu devrais venir voir… Cette tache rouge sur ma main, hier soir il n'y avait rien…

Ils sont tous devenus fous.

Je cesse de m'habiller. Je retourne sur le balcon.

L'image a changé.

Trois camions de pompiers sont alignés dans la rue. Une échelle se dresse à toute vitesse. Elle atteint le sixième étage en un clin d'œil, elle prend appui sur la bordure du toit crépitant et embrasé. Au-dessus il n'y a plus que le squelette nu, fantomatique, chauffé à blanc de la charpente… Un homme grimpe prestement à l'échelle en tirant derrière lui un tuyau rouge… Déjà, il arrive… Il est là, à deux pas… Il règle quelque chose sur sa lance, puis d'un saut qui me laisse bouche bée il se jette parmi les flammes… Il est là même si deux rideaux de flammes le cachent un instant. L'instant suivant le robinet s'ouvre et un puissant jet jaillit… Ah, ah, ce doit être leur nouveau gaz extincteur…

Le miracle !

En l'espace d'une minute des volutes de fumée blanche occupent la place des flammes rouges. D'épais tourbillons blancs, des volutes de nuées envahissent le grenier. Plus la moindre trace de feu ; les flammes, ces flammes violentes, acharnées, coléreuses se sont aplaties et se sont tues comme un chien de berger obéissant, à l'instar d'une horde de tigres rugissant quand le dompteur entre dans la cage.

Le feu est éteint. Quelques minutes plus tard cinq pompiers œuvrent sur le toit carbonisé. Ils nettoient les débris charbonneux sur les pavés de la rue barrée.

 

*

 

Moi, honteux mais rasséréné par cette expérience, je retourne dans mon foyer préservé.

Ma maisonnée avait raison.

Mais moi aussi, j'avais raison.

Il faut faire confiance aux spécialistes.

Ils ont fait merveille, ces pompiers. Un travail parfait.

Vraiment, nous pouvons nous sentir rassurés.

Parmi des gens aussi compétents.

À chacun son métier.

Que le feu flambe, que le pompier l'éteigne. Que l'écrivain les regarde faire. Et qu'il mette tout sur papier. Tel qu'il l'a vu. Il peut à la rigueur l'enrichir d'une métaphore.

J'ai trouvé la mienne.

Ce pompier sautant parmi les flammes m'a rappelé le célèbre champion de natation qui se lance dans l'eau pour remporter la médaille d'or.

Qu'est-ce que ça lui coûte ? Il est dans son élément.

Comme la salamandre.

On voyait bien qu'il était heureux et fier de se trouver là, sur le toit, à la hauteur de sa vocation.

 

Suite du recueil