Frigyes Karinthy :  "Malades rieurs"

 

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La pensÉe photographiÉe

 

Je me frappai le front, je m'écriai :

- Ça y est, j'ai trouvé !

Digitale me regarda en souriant.

- De quoi il s'agit, cher fantôme ?

- Je sais ce qui me manque, et bien sûr je comprends aussi pourquoi je l'avais oublié. Depuis trois semaines que j'erre avec vous, ma chère Digitale, dans la trois mille cinq centième année du Verbe, par la grâce de votre idée généreuse et raffinée d'avoir bien voulu évoquer et par là même ressusciter précisément ma modeste personne à l'aide de votre excellente machine à incarner les esprits (si j'ai bien compris, vous l'avez reçue de votre oncle en cadeau d'anniversaire) parmi les nombreuses et éminentes personnalités de ce dernier siècle du deuxième millénaire…

- Aïe, tout ça est bien emberlificoté. Mon cher ami, vous savez que pour vous faire plaisir à vous autres j'ai assez bien appris l'espéranto, toutefois cette syntaxe compliquée me dépasse. Bref, qu'est-ce que c'est qui vous manque ?

- Cela me travaille depuis des jours sans que je m'en rende compte. Il est vrai que j'ai éprouvé tant d'impressions nouvelles, il est compréhensible que je l'aie complètement oublié… Le monde m'a ébloui… Mais cette fois… Vous devez savoir qu'à votre âge j’étais ce qu'on appelle un poète…

Digitale fit un geste indulgent de la main.

- Croyiez-vous que ce n'est pas en cette qualité que je vous ai évoqué ? Puisque j'ignorais jusqu'à votre nom. Dans l'imprimé antique dont une partie a été traduite pour moi par notre professeur d'archéologie, j'ai trouvé deux images qui m'ont intéressée…

Je lui serrai la main.

- Merci. C'est la première fois que je trouve un sens, après tant de siècles, à ma vie malheureuse. Dans ce cas vous allez pouvoir me comprendre. En trois semaines j'ai à peu près pu me forger une image (comme vous dites) de l'état social, culturel et technique de votre présent et de mon futur antérieur. Je commence à comprendre comment la merveilleuse génération de ce siècle vit ensemble et séparément…

J'ai vu vos villes aériennes, j'ai visité les villégiatures flottantes au fond de l'océan, j'ai appris à respirer avec des branchies électriques et des condensateurs d'oxygène. Ce sont autant de riches merveilles pour moi. J'ai fait la connaissance d'un certain nombre d'hommes vraiment raffinés et de grande envergure, parmi mes arrières arrière-petits-enfants dont le sens et l'esprit… Mais justement, tout est là… C’est la première fois que je me pose la question : d'où viennent cette culture raffinée et la souplesse mentale de ces fils cultivés, de l'aristocratie intellectuelle de cette époque ? J'ai d'ores et déjà eu ma part d'impressions artistiques transmises oralement : j'ai fait la connaissance de certains chefs-d'œuvre de création d'acteurs plus parfaits que la réalité, projetée dans l'espace obscur de la scène. Mais tout ceci n'est encore  qu'image et son… Plutôt du domaine des arts plastiques…

Et alors le mot me revint à l'esprit.

- Digitale ! Et la littérature, que devient-elle ? Je suis ici en visite depuis trois semaines et je n'ai pas encore vu une seule ligne d'écriture. Pas un livre, pas une feuille de journal ne me sont tombés sous la main.

Elle me regarda étonnée.

- Mais vous venez de dire qu'au théâtre…

- Oui, bien sûr, comprenez que je sais que c'est aussi une œuvre même si elle est transmise par voie orale. Mais le livre, comprenez-le bien, le livre, les publications…

Elle haussa les épaules.

- Quelle est donc la différence ?

Puis brusquement, comme si elle venait de comprendre :

- Ah, oui, je vois ! Vous pensez à ces formes de communication qui ne transmettent pas ce que l'artiste a à dire collectivement, à un grand nombre d'humains à la fois… Mais un à un, séparément… Vous avez raison, en termes anciens cela s'appelait livre autrefois. Il y a encore aujourd'hui certaines personnes qui restent attachées à ce terme. Pourquoi ne l'avez-vous pas dit ? J'aurais pu vous emmener dans un palais du livre… hé, vous savez quoi, nous allons entrer dans une livrerie et nous y achèterons le dernier ouvrage de l'auteur à la mode, Serre de Vautour.

Je m'enthousiasmai :

- Livrerie ? Tiens ! Alors je ne suis finalement pas déçu !

Deux minutes plus tard notre gyroscope atterrit sur le parvis d'une élégante boutique. Digitale courut devant, je la suivis. Le vendeur prévenant se présenta pour nous accueillir. Je promenai mon regard autour de moi. Sur de minces fils d'acier étaient suspendus partout sur les murs du local circulaire, du plafond jusqu'au plancher, d'innombrables objets menus en forme de boîtes.

- Avez-vous le dernier ouvrage de Serre de Vautour, "Songe vert" ?

- Naturellement, il nous en reste encore neuf exemplaires bien que ce soit très demandé. À votre service, Beauté !

Il décroche une boîte, il la tend. Digitale ne me permet pas de payer : qu'il l'inscrive sur notre compte client. Nous remontons dans notre véhicule, une minute plus tard nous flottons à environ deux mille mètres d'altitude. Digitale me tend la boîte.

- Je vous en prie, mettez-le en route.

- Que je le mette en route ?!… Vous voulez dire… que je peux le feuilleter ?

- Allons… Ne voyez-vous pas la petite lentille de verre sur le couvercle ? Regardez à travers, ajustez les cordons qui pendent sur le côté à vos oreilles… Puis appuyez sur le bouton qui se trouve au coin du livre…

Je m'exécute, stupéfait.

L'instant suivant, au-delà de la lentille polie, l'image éclairée, bien nette d'un paysage grandeur nature se déploie devant mes yeux, de vertes montagnes, un lointain horizon bleu. Un vrombissement discret s'approche… Derrière la montagne apparaît un avion… Il s'approche… Il atterrit, une belle jeune femme en bondit… Elle s'assoit dans l'herbe, elle soupire profondément… Elle dit en méditant : "Ô, mon Dieu…"

Comme subjugué je rends compte à Digitale de ce que je vois et j'entends. Elle acquiesce avec compréhension.

- Oui… Ses romans commencent en effet toujours de cette façon-là. Cela fait longtemps que je n'ai rien lu de lui. Ces derniers temps il recherche trop les effets populaires. Néanmoins il fait montre d'une belle imagination. Que se passe-t-il ensuite ?

Le monde merveilleux de la boîte, le mirage de la lampe d'Aladin, continue de défiler. L'image, tel un voile nébuleux, représente cette fois une chambre. Une jeune fille pâle est allongée sur un sofa… Soudainement l'image disparaît, le vent mugit dans une charmille de chrysanthèmes… Étonné, je le fais savoir à Digitale qui fait la moue.

- Vous ne comprenez donc pas ? C'était une comparaison. Passablement usée en fait. Mais bien sûr, j’y pense, à vous qui êtes encore habitué au monde dans lequel l'auteur racontait son histoire péniblement, indirectement, à l'aide de lettres évoquant des concepts abstraits… Pour vous tout cela est un peu inhabituel. Comprenez que dès le début du millénaire la littérature a découvert que plutôt  qu’écrire : "une belle fille est entrée dans la pièce", il est beaucoup plus simple de montrer l'image que je veux évoquer. En ce qui concerne la technique, vous ne pouvez évidemment pas être au courant…

Je laissai tomber sur mes genoux la boîte qu'ils appellent livre ; je l'ai interrompue d'un air supérieur.

- Ne vous donnez pas tant de peine, je peux l'imaginer. De mon temps, j'étais notoirement connu pour ce qu'on appelait mon imagination. Vraisemblablement cette boîte cache tout le roman enregistré, son, couleur et lumière, sur un fil fin comme un cheveu. Le mécanisme s'enclenche quand on appuie sur le bouton, il projette l'action du roman sur un espace très réduit comme autrefois dans nos théâtres cinématographiques…

- Oui, en gros. Les écrivains ont compris qu'il est infiniment plus compliqué de faire imaginer une chose indirectement, l'ayant traduite en mots, que de la montrer tout simplement. Dans l'antiquité la plus reculée, au temps des hiéroglyphes égyptiens, ils avaient deviné la voie juste.

- Je comprends, inutile de poursuivre, j'y ai déjà réfléchi moi-même autrefois. Il est vrai qu'à l'origine chaque mot provient d'une image sensible, le retour de la littérature à ses sources antiques… Mais savez-vous, la fabrication d'un livre doit être bien onéreuse aujourd'hui ?

- Pourquoi serait-elle particulièrement onéreuse ?

- Pardonnez-moi mais jouer tout un long roman. Que d'acteurs, d'accessoires, de déplacements, de paysages, éventuellement de décors. Assembler tout cela, faire la mise en scène, l'exposer, répéter, les prises de vues… Un travail de titan !

Elle me regarda interloquée, puis elle sourit.

- Je commence à comprendre ! C'est que vous ne savez pas l'essentiel.

- Ciel, qu'est-ce que ça peut être ?

- L'invention majeure du millénaire… Attendez.

Je devins extrêmement curieux. Mais elle ne répondit pas à ma question, elle régla l'atterrissage, quelques minutes plus tard nous débarquâmes dans un hall souterrain. Un assistant en blouse blanche vint aussitôt à notre aide.

- Que souhaitez-vous, Beauté ?

- Est-ce qu'il y a un spiritoscope de libre ?

- C'est par ici.

Dans une cabine étrangement illuminée une machine fantastique, un mélange complexe de lentilles et de manivelles. En bas une sorte de canapé.

- Allongez-vous là – m'ordonna Digitale. Je m'exécutai pris d'une sorte de torpeur.

Crissements électriques, on branche quelque chose sur moi, je me sens engourdir, tout devient obscur. Puis, comme si je respirais de l'oxygène, mon cœur se met à palpiter. En même temps, comme dans une ivresse, une humeur enchantée se déverse dans mes entrailles. Je suis envahi de souvenirs et de pensées. Ma vie formidable, mes merveilleux souvenirs apparaissent clairement. Je me revois, petit garçon, dans les vieilles rues de Pest, me dépêchant pour arriver à l'heure à l'école de la rue Szív, plein de désirs éclatants, ivre d'espérances, curieux.

À ce moment j'entends la voix de Digitale.

- Intéressant… Qu’est-ce que c'est cette vieille rue ? Ça doit être très ancien… Comme les maisons sont petites… Et ce petit garçon… qui flâne le long des murs… Tiens… Un peu plus net s'il vous plaît… Comme il vous ressemble… Maintenant il regarde vers le ciel… Bien sûr que c'est vous, enfant… Vous avez pensé à vous-même…

Je me mets à hurler.

- Digitale… Vous voyez ce que je pense ?! Ce qui me revient en mémoire ?

- Ne criez pas, ça brouille l'image. Pourquoi ça vous étonne ? Si je me rappelle bien, à votre époque déjà on savait que les impressions et les pensées entreposées dans le cerveau ne sont que des images, des images fixées. Pourquoi n'aurait-il pas pu devenir possible de capter l'image mobile projetée à l'intérieur du crâne par le mécanisme de la pensée et du souvenir, de la transformer, de la collecter sur des écrans et enfin de la photographier ? Bon, ne craignez rien. On n'enregistre pas maintenant. J’ai seulement vérifié l'exposition dans le viseur de l'image.

Quelque chose bourdonne dans mon oreille, qu'est-ce que c'est ? Je vais m'évanouir. Je grommelle péniblement :

- Digitale… Digitale…

Et à travers le brouillard j'entends encore sa voix.

- Plus net… Monsieur le technicien… Plus net… L’image devient floue… Attendez, tiens… Une femme… Hop là !… Mais c'est moi… oh !… C’est à moi qu'il pense… Comme c'est gentil… Et par-dessus le marché… Quelle insolence !… Veuillez immédiatement débrancher… Le tout… Ça ne m'intéresse pas… Débranchez immédiatement !

 

Suite du recueil