Le Grand Bijoutier

 

 

deuxiÈme ACTE

 

 

Premier tableau

Le bureau de l’industriel à l’usine. La jeune fille et le cambrioleur sont assis en face l’un de l’autre chacun à son bureau.

 

LJeune fille (tend du courrierTenez… Les lettres…

Le Cambrioleur : Merci. (Il prend les lettres mais continue son travail.)

LJeune fille : Signez-les s’il vous plaît, c’est à poster. (Le cambrioleur signe vite les lettres, sans même y prêter attention.) Sans même les lire ?

Le Cambrioleur : Inutile, je vous fais confiance.

LJeune fille : Vous me faites trop confiance. Et si je me trompe ? Il y a un mois je ne savais pas encore à quoi ressemble une correspondance commerciale.

Le Cambrioleur : Moi non plus. Pourquoi en saurais-je maintenant plus que vous ?

LJeune fille : Vous ne deviendrez jamais un vrai chef. Un vrai chef sait toujours tout, par principe… Autre chose ?

Le Cambrioleur : Oui. Voici la liste des matériaux commandés à l’usine. Parcourez-la, s’il vous plaît. (Il retire sa main tendue avec la liste.) Ou plutôt non, il est plus de six heures, vous ne devez pas travailler si tard. Vous ne tiendrez pas le coup.

LJeune fille : Ineptie. Une sortie nocturne me fatigue davantage que le travail toute la semaine. Ici ça ressemble plus à des loisirs.

Le Cambrioleur : Mais chaque jour, du matin jusqu’au soir…

LJeune fille : C’est pareil pour vous.

Le Cambrioleur : Un homme, ce n’est pas pareil. Un homme ne peut pas vivre sans travailler.

LJeune fille : C’est intéressant. Les hommes de mon milieu n’ont pas le temps de travailler, gagner et dépenser l’argent leur prend tout leur temps. Je n’ai jamais rencontré un homme aussi étrange que vous.

Le Cambrioleur : Même la personne la plus étrange devient ennuyeuse avec le temps.

LJeune fille : Je vous promets de veiller sur vous…

Le Cambrioleur : Je vous suis reconnaissant, mais vous devriez aussi penser à vous.

LJeune fille : Vous êtes trop honnête et trop naïf pour reconnaître dans quelle bande vous êtes tombé.

Le Cambrioleur : Qu’est-ce que vous dites ? À ce que j’ai vu nos employés sont honnêtes, des gens de confiance.

LJeune fille : Les employés, oui, grosso modo. Mais vos collègues, ces chefs et ces Messieurs les directeurs. Ce sont eux que je trouve dangereux pour vous…

Le Cambrioleur : C’est vraiment infiniment gentil de vous préoccuper tant de mon destin, mais je ne pense pas que vous devez craindre quoi que ce soit pour moi. Je suis habitué au danger. Je sais que je dois me battre ici aussi, mais sur un sol solide et la tête haute… (On frappe.) Entrez. (Le gérant entre.) Vous désirez, Monsieur le Gérant ?

lgÉrant : Demain c’est le jour du dépôt des comptes, je viens de les rédiger. Veuillez y jeter un coup d’œil s’il vous plaît.

Le Cambrioleur (lit avec un étonnement croissant: Mais cette déclaration est complètement fausse.

lgÉrant (gêné) : Que voulez-vous dire ?

Le Cambrioleur : Nos revenus sont largement…

lgÉrant (l’interrompt avec irritation) : Mille excuses, patron, mais impossible d’en déclarer moins.

Le Cambrioleur : Moins ? Mon cher ami, les revenus de l’année dernière étaient cinq fois supérieurs.

lgÉrant : Je dois comprendre que… que vous souhaitez déclarer davantage, patron ?

Le Cambrioleur : Ne faut-il pas être conforme à la réalité ?

LJeune fille (ritIl faut, il faudrait, mais ce n’est pas dans les habitudes. Même moi je sais cela. (Vers le gérant complètement troublé, bouche bée.) Ce n’est pas grave, Monsieur le gérant, le jeune patron n’est pas encore bien au courant des affaires, c’est tout.

lgÉrant (au bord des larmes) : Oui, Mademoiselle… Vous savez que cela fait vingt ans que je suis au service de la maison, et depuis huit ans je me charge seul de l’administration fiscale. Une certaine année j’ai même réussi à démontrer des pertes. Je ne dis pas cela pour me vanter, je l’ai fait dans l’intérêt de la maison, je n’ai même pas réclamé une augmentation.

Le Cambrioleur : Mon Dieu. Mais c’est de l’escroquerie, une tromperie pure et simple.

Lindustriel (entre allègrement) : Tromperie ? J’ai bien entendu ? Qui parle d’amour ici ?

lgÉrant : Mes respects, patron. Je ne sais vraiment pas quoi vous dire, patron. Moi qui suis cardiaque j’ai du mal à supporter de telles émotions.

Lindustriel Que s’est-il passé ? Dites-moi tout.

lgÉrant : Le jeune patron parle d’escroquerie si nous ne déclarons pas la totalité de nos recettes. Je n’ai jamais entendu une chose pareille.

Lindustriel Mais, mon cher ami, vous ne voulez tout de même pas me pousser à la ruine ? Comment comptez-vous faire face à la concurrence ? Vous imaginez-vous qu’il existe une seule société qui déclare la totalité de ses revenus ?

Le Cambrioleur : C’est étrange… Très étrange. Si les grandes entreprises ne payent pas honnêtement leurs impôts, comment l’État pourra-t-il se procurer l’argent qui lui est nécessaire ?

LJeune fille (ritNe vous tourmentez pas pour l’État. Il reçoit toujours plus qu’il ne mérite.

Le Cambrioleur : Je dois avouer que je ne comprends plus rien. Je croyais savoir que nous, les soi-disant capitalistes, sommes en bonne relation avec l’État. Nous jouissons de sa protection et il nous octroie toutes sortes de faveurs.

Lindustriel C’est bien pour cela que nous pouvons nous permettre des arrangements ici ou là.

Le Cambrioleur : Mais moi j’ai peur. On peut nous mettre en prison pour ce genre de pratique.

LJeune fille (ritOn n’enferme que des petites gens pour ce genre de broutilles, mon cher ami.

Lindustriel Tout est une question de comptabilité correcte. Et là nous pouvons faire confiance à Monsieur le gérant.

lgÉrant : Merci, patron, merci de m’avoir rassuré. Je croyais que c’était la fin du monde. Je peux donc envoyer les déclarations sans modifications.

Lindustriel (fait taire d’un geste énergique le cambrioleur qui s’apprête à protester) : Naturellement.

lgÉrant : Je souhaiterais soulever également une autre affaire. Le jeune patron a ordonné hier qu’on cesse de fabriquer les forets T/8.

Lindustriel (surpris) : Mais pourquoi ?

Le Cambrioleur : Parce que ce sont des outils à l’usage exclusif des cambrioleurs. Ce sont les seuls qui s’en servent.

lgÉrant : C’est un de nos articles qui marche le mieux. Ce serait une perte significative d’arrêter de les…

Le Cambrioleur (l’interrompt avec impatience: Mais c’est tout de même absurde que nous, membres honorables, voire piliers de la société, qui jouissons de tous ses bienfaits, nous aidions les ennemis de la société.

Lindustriel L’industrie a le devoir de satisfaire toutes les demandes qui se manifestent. C’est d’intérêt public.

Le Cambrioleur : La fabrication d’outils de cambriolage est une offense à la sainteté de la propriété privée.

LJeune fille : Apparemment vous ignorez encore que seule sa propriété personnelle est sacrée aux yeux de chacun.

Lindustriel La vie humaine est assez sacrée, pourtant nous fabriquons des canons.

Le Cambrioleur : Par-dessus le marché, ces forets sont mauvais. Rappelez-vous.

lgÉrant : Excusez-moi, si j’ose fournir quelques explications. On avait sorti une unique série qui était légèrement défectueuse. Nous avions expérimenté un nouveau procédé de trempe, on avait cru comprendre la recette des Aciéries, mais malheureusement nous nous sommes trompés…

Lindustriel Merci, Monsieur le gérant. Ce sera tout pour aujourd’hui. À bientôt. (Après le départ humble du gérant.) Mon cher ami, permettez-moi de vous signaler qu’on ne doit pas parler ainsi devant des employés. Ils sont éduqués pour servir de leur mieux la grandeur et la gloire de la maison. Aux yeux d’un bon employé notre entreprise n’est pas un simple moyen de gagner sa croûte, mais c’est quelque chose comme le pays pour un patriote. Quoi qu’ils fassent à l’avantage ou à la gloire de la firme, ce n’est pas une faute, mais un mérite. En revanche, nous qui sommes l’incarnation vivante de la notion un peu mythique de la firme, si nous trahissons des doutes contre sa nature sacrée, alors nous risquons d’ébranler leur foi et ils cesseraient d’être de bons employés.

LJeune fille : C’est de ta faute, Papa. Tu n’as pas pensé que si on le laisse seul, un jeune homme inexpérimenté, de bonne foi, risque d’avoir des soucis moraux devant vos méthodes.

Lindustriel (un peu ironique) : C’est vrai, je n’y avais pas pensé.

LJeune fille : Alors maintenant tu dois le laisser travailler à sa façon. Au demeurant, si je peux me permettre, qu’est-ce qui nous vaux l’honneur ce matin ?

Lindustriel Petite diablesse, tu ne vas pas me prêcher la morale maintenant ?... Je suis venu chercher de l’argent.

Le Cambrioleur (étonné: Comment ? Mais la semaine dernière…

Lindustriel Oh, vous n’allez quand même pas comptabiliser toutes les broutilles. D’ailleurs je l’aurai encore dans ma poche si cette maudite dame de cœur n’était pas apparue… (À sa fille.) Figure-toi, la carte suivante était un quatre. J’aurais eu neuf.

LJeune fille (horrifiéeTu espérais un cinq ?

Lindustriel (honteux) : Oui… Tout mon argent était dans la mise.

Le Cambrioleur : C’est inouï. Mais ce sera peut-être une bonne leçon et vous ne jouerez plus aux cartes.

LJeune fille : Qu’il joue, ce n’est pas grave, ce qui est grave c’est qu’il perd tout le temps. Miser sur le cinq ! Un pur suicide !

Lindustriel Question de mentalité, ma chérie… Combien d’argent nous reste-t-il en caisse ?

Le Cambrioleur : Je  regrette, mais c’est ici qu’on en a besoin, jusqu’au dernier centime. Au demeurant permettez-moi de vous avertir, vous avez déjà dépassé le montant que nous avons convenu pour nos besoins personnels.

Lindustriel Vous n’allez tout de même pas chicaner pour des peccadilles.

Le Cambrioleur : Je regretterais infiniment que n’importe quoi gâche la bonne entente entre nous, mais vous devez savoir que nous avons des contraintes, et nous avons besoin de tout l’argent disponible pour y faire face. Je n’aimerais pas m’immiscer dans vos affaires privées mais je ne veux pas non plus dissimuler mon indignation de vous voir risquer de grosses sommes au jeu. Je ne comprends pas comment votre conscience…

Lindustriel À notre toute première rencontre, auriez-vous imaginé me tenir des prêches moraux de ce genre ?

LJeune fille : Reconnais, Papa, que lui, il en a le droit. Après tout c’est toute sa fortune qui est en jeu et … (La porte s’ouvre brusquement et le gérant fait irruption.)

lgÉrant (excité et haletant) : Ça y est… pardon… Je l’ai… Excusez-moi de faire irruption… la recette, patron… J’ai la recette du nouveau procédé de trempe des Aciéries.

Lindustriel Vous l’avez ? C’est magnifique.

lgÉrant : Nous pourrons réduire nos coûts de vingt-deux pour cent et nos recettes augmenteront d’au moins dix-huit pour cent.

Le Cambrioleur : Comment l’avez-vous obtenue ?

lgÉrant (à l’industriel) : C’est Suvix qui se l’est procurée, Patron. J’ai toujours dit que ce gars vaut de l’or.

Le Cambrioleur : C’est qui, Suvix ?

lgÉrant : C’est un homme à nous que nous avons infiltré aux Aciéries. Nous le payons depuis plus d’un an, mais apparemment cela n’aura pas été inutile.

LJeune fille : Racontez comment Suvix s’est débrouillé. Ça m’intéresse.

lgÉrant : Il a cassé le coffre-fort…

Le Cambrioleur (indigné: Quoi ?

lgÉrant : Oui, il a percé le coffre du directeur technique, qui plus est, avec notre foret T/8… Une occasion pour vous de reconnaître qu’il s’agit d’un outil d’excellente qualité, il serait vraiment dommage d’arrêter sa fabrication.

Lindustriel Ne craignez rien, on ne l’arrêtera pas. (Au cambrioleur.) Je pense que vous avez aussi changé d’avis.

LJeune fille (ritÉtant donné que la firme s’en sert également…

lgÉrant (vexé) : Pardon ! Il n’en est pas question. Officiellement nous n’avons rien de commun avec Suvix. Ce qu’il a fait, il l’a fait de sa propre initiative.

Le Cambrioleur : Messieurs, pour l’amour du ciel, ne soyez pas aveugles. Il y a eu un cambriolage, la police mènera une enquête, et les fils conduiront ici. C’est… c’est affreux !

Lindustriel Vous croyez qu’ils oseront nous soupçonner ? C’est impossible.

Le Cambrioleur : Tôt ou tard ils découvriront que nous utilisons le même procédé. Les relations seront évidentes. Ce Suvix est-il au moins un bon technicien ?

lgÉrant : Naturellement. Un technicien de premier ordre.

Le Cambrioleur : Mais est-il un cambrioleur de premier ordre ? C’est la question.

lgÉrant : Naturellement. Nous n’employons que des experts dans leur domaine.

Le Cambrioleur : Envoyez-le-moi, s’il vous plaît. J’aimerais m’entretenir avec lui.

lgÉrant : Et lui prie Messieurs les patrons de bien vouloir descendre, car il vaut mieux qu’il ne se montre pas à l’étage, par contre il ne veut remettre la recette qu’en mains propres…

Lindustriel C’est juste, descendons.

Le Cambrioleur (à la jeune fille: Je reviendrai vite. (Le gérant leur ouvre la porte et les Messieurs sortent.)

LJeune fille (crie vers le basMonsieur le secrétaire !

Le Vieux Cambrioleur (entre): Oui, Mademoiselle ?

LJeune fille : Vous avez les clés des coffres sur vous ? (Le vieux fait signe que oui.) Veuillez enfermer ces contrats, s’il vous plaît. (Elle lui tend des documents.)

Le Vieux Cambrioleur (les prend, s’approche du coffre tout en maugréant): Toujours avec la clé… Et toujours mettre dedans… Est-ce une vie ?

LJeune fille (lève le regardVous dites ?

Le Vieux Cambrioleur (geste de désespoir: C’est personnel… (Il se met lentement à ranger les documents. Une jeune fille jolie déterminée, très élégamment vêtue, entre.)

LfiancÉe : Bonjour, ma chérie. Tu es seule ? (Elle remarque le vieux.) Oh, bonsoir.

LJeune fille : Tu ne l’as pas croisé ? Il vient de descendre.

LfiancÉe : Il est parti ?

LJeune fille : Non, il est seulement allé à l’usine. Tu es venu le chercher ?

LfiancÉe : Nous avons rendez-vous à sept heures avec nos amis au Club de tennis. Une petite soirée dansante…

LJeune fille : Si tôt, à sept heures ? Il ne m’a rien dit.

LfiancÉe (souriante, mais un peu piquante) : J’ignorais qu’il devait te rendre compte de chacun de ses pas.

LJeune fille (froidementJe dois toujours savoir où le trouver.

LfiancÉe : Ne serait-ce pas plutôt la tâche de Monsieur le secrétaire ? Je ne comprends vraiment pas, ma chérie, pourquoi tu passes tes jours dans ce bureau alors qu’en réalité on n’a aucun besoin de toi ici.

LJeune fille : J’ai des caprices, et mon caprice momentané est de passer mon temps ici.

LfiancÉe : À vrai dire je devrais être jalouse, tu passes trop de temps avec mon fiancé… Mais je ne suis pas jalouse, ne crains rien.

LJeune fille : Ça n’aurait aucun sens. C’est toi qu’il aime.

LfiancÉe : Tu dois aussi comptabiliser cela ?

LJeune fille : Non, je le sais, c’est tout... Assieds-toi s’il te plaît, je descends le chercher.

LfiancÉe : Ne te fatigue pas, il ne va sûrement pas tarder.

LJeune fille : Il a un entretien important en bas, il risque d’oublier de monter.

LfiancÉe (avec un sourire glacial) : Comme tu voudras, ma chérie, à toi de savoir.

Le Vieux Cambrioleur (ferme le coffre: Je peux descendre, moi…

LJeune fille : Restez, je dois descendre de toute façon. (Elle sort, le vieux voudrait la suivre.)

LfiancÉe (s’est assise) : Ne voudriez-vous pas rester plutôt avec moi, Monsieur le secrétaire, et me tenir compagnie ?

Le Vieux Cambrioleur : Je préfère allumer une pipe.

LfiancÉe : Vous pouvez fumer ici, ça ne me dérange pas.

Le Vieux Cambrioleur : Ça, je m’en fiche pas mal. Le problème c’est que mon patron n’en supporte pas l’odeur.

LfiancÉe : Vous pourriez être plus poli, je serai bientôt l’épouse de votre patron.

Le Vieux Cambrioleur (soupire: Hélas !

LfiancÉe (rit) : Oh, vieux célibataire endurci ! Vous avez horreur du mariage, même chez les autres.

Le Vieux Cambrioleur : Le mariage en soi, ça irait, s’il n’y avait pas les contraintes. Le mariage, c’est une chose, l’amour c’en est une autre. L’amour passe, le mariage reste. Et que reste de la femme une fois que l’amour est passé ? Une diablesse, une sorcière, un dragon à sept têtes… Dites, Mademoiselle, on ne pourrait pas tout refaire ?

LfiancÉe : Refaire quoi ?

Le Vieux Cambrioleur : Ce mariage. L’amour peut rester tant qu’il dure, je m’en fiche.

LfiancÉe : Vous avez perdu la tête ? Et vous croyez que moi aussi je suis devenue folle ?

Le Vieux Cambrioleur : Ni vous ni moi, seulement mon pauvre patron. Je sais que vous avez suffisamment de jugeote, Mademoiselle. Écoutez, je ne vous demanderais pas ça gratuitement.

LfiancÉe (stupéfaite) : Quoi ? Vous ?

Le Vieux Cambrioleur : J’ai un petit magot à la banque. Je n’hésiterai pas à tout vous donner si vous disparaissez à temps… (Il fait le geste de la faire disparaître et siffle.)

LfiancÉe : Vous osez… me proposer cela ! C’est inouï ! Existe-t-il assez d’argent… (Ironiquement.) Ça peut monter à combien ?

Le Vieux Cambrioleur : Une jolie petite somme rondelette : 1980 livres…

LfiancÉe : Imbécile. Vous croyez qu’on peut m’acheter…

Le Vieux Cambrioleur : Dieu m’en garde. Je ne voudrais de vous pas même gratuitement. Mais écoutez-moi : je vous signe un chèque au moment même où vous vous séparez sans mariage… (Il se tait, effrayé, quand la porte s’ouvre.)

Le Cambrioleur (entre: Oh, ma chérie ! (Ils s’étreignent. Le vieux cambrioleur, dégoûté, s’en va.)

LfiancÉe (pleine de reproches) : Apparemment tu as oublié notre rendez-vous ?

Le Cambrioleur : Non, chérie, je ne l’ai pas oublié, seulement tu vois, le temps passe si vite quand on a tellement à faire…

LfiancÉe : Je vois. Nous sommes déjà en retard si nous ne courons pas.

Le Cambrioleur : Pardonne-moi, mon ange, mais…

LfiancÉe : Une fois de plus, tu ne veux pas venir ?

Le Cambrioleur : Si je ne veux pas ? Bien sûr que si… Mais j’ai encore quelque chose à régler. Je te demande seulement quelques minutes de patience.

LfiancÉe : Quelques minutes. Cela signifie au minimum une heure. (Nerveusement.) C’est quand même terrible qu’on ne puisse faire aucun programme avec toi.

Le Cambrioleur : Le devoir passe avant le reste, ma chérie !

LfiancÉe : Parce que tu t’imagines que tu n’as pas de devoirs envers moi ? Est-il permis de négliger comme ça une jeune fille ? Tu t’imagines que je me suis fiancée avec toi pour rester clouée à la maison ?

Le Cambrioleur : Ma chérie, là je ne te comprends plus. Tu sais bien que je travaille pour notre avenir.

LfiancÉe : Je n’ai pas l’intention de vivre seulement dans l’avenir.

Le Cambrioleur (rayonnant: Un ou deux mois encore jusqu’à notre mariage et alors…

LfiancÉe : Je ne connais que trop bien tes une ou deux minutes et tes un ou deux mois. Et même si cela était vrai, je n’ai pas envie de m’ennuyer encore un ou deux mois. Après tout je ne me suis pas promise à un petit débutant qui doit trimer pour son avenir.

Le Cambrioleur : Mais c’était bien toi et ta chère maman qui teniez…

LfiancÉe : Oui, oui, mais on ne pouvait pas deviner à l’avance que tu deviendrais esclave de ton métier, alors que tu as une grosse fortune derrière toi. Que dès la première semaine après nos fiançailles je ne te verrais plus guère. Que le soir tu serais fatigué et distrait. Que tu ne remarquerais même pas que je me suis fait épiler les sourcils, que j’ai changé de coiffure, ni que j’ai mis un nouveau chapeau, une nouvelle robe, de nouvelles chaussures. Comme ce soir tu ne remarques même pas que tout ce que j’ai sur moi est tout neuf…

Le Cambrioleur (involontairement: Encore ?

LfiancÉe : Encore ? Ça ne te fait pas plaisir ?

Le Cambrioleur : Mon ange, c’est toujours un bonheur pour moi de te voir dans n’importe quelle robe, mais…

LfiancÉe : Que signifie ce « mais » ? Qu’est-ce que tu crois, pourquoi je m’habille, à qui je veux plaire ? C’est pour qui que je tâche d’être toujours fraîche, jolie et désirable ! Et au lieu d’être reconnaissant…

Le Cambrioleur : Je suis infiniment reconnaissant pour ta bonne intention, ma chérie, mais je dois avouer que mes moyens financiers ne sont pas illimités, et parfois j’ai du mal à trouver de quoi régler tes factures.

LfiancÉe : Ah oui ? Tu me fais des reproches ? Tu m’as autorisé à acheter tout ce que je peux souhaiter, à tes frais, et maintenant tu me le reproches ? Oh, que je suis malheureuse ! Je ne me serais jamais, mais jamais fiancée avec toi si j’avais prévu que tu serais comme ça.

Le Cambrioleur (misérable: Chérie, non… non ! Pour l’amour du ciel, je me sens maintenant tellement misérable. Tu m’as mal compris. Écoute, il ne s’agit que d’une courte période, le temps que l’entreprise reprenne pieds. Tu sais que j’y ai investi tout mon argent, et pour le moment même des petites sommes comptent énormément… Oh, mon ange, tu pleures ? Mon Dieu, mon petit cœur ! (Il la couvre de baisers et de caresses.)

Lindustriel (entre) : Je suis désolé de vous déranger. Comment allez-vous, chère belle jeune dame ? Mon cher ami, dépêchez-vous de descendre, si vous voulez parler à Suvix, car il est sur le point de partir. La recette, on l’a déjà copiée au bureau d’études.

Le Cambrioleur : Pardonnez-moi cette fois encore, ma chérie, c’est vraiment important, et je me dépêche de remonter. (Il sort en courant.)

Lindustriel J’ai de la chance, je passe au meilleur moment.

LfiancÉe : Vous ne passez pas plus souvent par ici que moi ?

Lindustriel Je ne viens que quand j’ai besoin d’argent. Il est vrai que cela se produit assez souvent.

LfiancÉe : Et le travail là-dedans ?

Lindustriel Une amie m’a dit un jour que le travail c’est bon pour l’homme et pour les bœufs. En tant qu’homme, je cède ma part aux bœufs.

LfiancÉe (le regarde effarée un instant, puis soupire) : Comme vous avez raison !

Lindustriel Je suis ravi de constater que vous pensez comme moi. Les femmes en général ont la fâcheuse tendance d’exiger que les hommes travaillent.

LfiancÉe : Moi j’exige seulement qu’ils aient de l’argent.

Lindustriel Vous en avez le droit. Une jeune femme si belle, si désirable… Il faut dire que cette robe neuve vous va à merveille.

LfiancÉe (rayonnante) : Comment savez-vous qu’elle est neuve ?

Lindustriel À votre visage, vos mouvements, votre façon de la porter. À une femme pleinement féminine, une robe neuve prête un état d’âme particulier qu’elle exprime de tout son corps. C’est Napoléon qui devait se sentir comme cela à la tête de la Grande Armée, conscient de sa victoire, sa force et sa puissance.

LfiancÉe : Comme vous connaissez bien les femmes !

Lindustriel Vous voulez faire la coquette avec moi ?

LfiancÉe : Vous me faites la cour ?

Lindustriel Avec la plus grande joie, si vous le permettez.

LfiancÉe : Moi je le permettrais peut-être, mais mon fiancé…

Lindustriel Lui et moi nous sommes associés, et il est tellement occupé.

LfiancÉe : Vous trouvez cela juste qu’il travaille tant, alors que vous…

Lindustriel Ce n’est pas une question de justice, c’est une question de prédestination. Il est né pour travailler, tandis que moi…

LfiancÉe : Il ne s’agit pas que de lui, ça me concerne aussi. Il me néglige à cause de son travail, et moi je dois renoncer à mes loisirs.

Lindustriel Vous vous sentez négligée ? Pas possible ! Une armée d’adorateurs doit fourmiller autour de vous.

LfiancÉe : Que dites-vous ! Qu’en penserait mon fiancé ?

Lindustriel Non, il ne vous est pas permis de vivre en solitaire et en recluse. Permettez-moi de vous proposer mes services. Votre fiancé ne sera sûrement pas du tout inquiet, je ne crois pas qu’il me considère comme dangereux.

LfiancÉe : Lui peut-être pas… Mais moi ?

Lindustriel C’était mon désir secret. Quand pourrai-je vous revoir ? Demain ?

LfiancÉe : Vous êtes bien pressé. Je ne suis pas sûre que nous puissions nous revoir.

Lindustriel Confiez-vous à moi, ma chère. Croyez-moi, peu d’hommes connaissent la vie aussi bien que moi. Je peux vous assurer que vous ne vous ennuierez pas avec moi… Mais pourquoi attendre jusqu’à demain ? Qu’alliez-vous faire ce soir ?

LfiancÉe : Nous comptions aller danser au Club de tennis, mais apparemment c’est sans espoir. Il devrait être ici depuis longtemps.

Lindustriel Ça m’étonnerait qu’il arrive avant une heure.

LfiancÉe : N’est-ce pas désespérant ? Je suis ici dans ma nouvelle robe et je n’ai qu’à rentrer me coucher.

Lindustriel Il ne peut pas en être question. Je vous accompagne. Vous verrez, votre fiancé m’en sera reconnaissant… Allez, venez, ne soyez pas timide.

LfiancÉe (hésite) : Non… Ou alors, je peux ? Vous en portez la responsabilité.

Lindustriel Je l’assume. On lui fait dire par le secrétaire que nous sommes partis et on y va… Oh, je vous en prie. (Ils sortent et on entend sa voix dans la pièce voisine.) Mon vieux, dites à votre patron que sa fiancée ne pouvait plus l’attendre et elle m’a demandé de l’accompagner. (La scène s’assombrit progressivement, c’est le soir. Après une pause, un homme, ouvrier d’apparence, entre en grimpant par la fenêtre, s’approche du coffre-fort à pas furtifs et commence à le percer. Il travaille prudemment, pourtant le vieux cambrioleur l’entend depuis la pièce voisine, et entre sans bruit, sans se faire voir.)

Le Vieux Cambrioleur (s’adosse confortablement au chambranle de la porte, écoute avec délectation le murmure du foret, avant de hocher la tête avec réprobation, ensuite furieux.: Dilettante ! (L’homme sursaute pris de panique.) Continue tranquillement, mon petit. J’aime trop ce bruit, tu sais… Pourquoi tu restes planté là comme foudroyé, idiot ?... Allons, allons, fiston ! Ne gâche pas mon plaisir une fois que tu l’as allumé… Je me délecte à ce spectacle… Sacré nom ! (On entend des pas, le cambrioleur et le gérant entrent.)

lgÉrant (allume les lumières) : C’est vous, Suvix ? Qu’est-ce que vous faites ici ?

Le Cambrioleur : C’est vous que je cherche, Suvix. (Il s’approche, mais l’autre se reprend et cherche à fuir. Le gérant fait un saut, le saisit par le col, Suvix laisse tomber le foret.)

lgÉrant : Salopard ! Misérable ! Voleur ! Que vouliez-vous prendre dans ce coffre ? Sale type !

Suvix : Lâchez-moi ! Vous ne m’avez pas crié après, quand j’ai apporté la recette !

lgÉrant : Nous vous avons payé un bon prix.

Suvix : Eux aussi, ils m’ont payé. La vie est dure, on la gagne comme on peut.

lgÉrant : Vous apprendrez la dureté de la vie quand nous vous aurons fait enfermer.

Suvix : Essayez toujours. Si je me mets à parler, vous me suivez.

Le Vieux Cambrioleur (chuchote: Ne devrions-nous pas l’aider ? C’est un collègue après tout.

Le Cambrioleur : Ce n’est plus mon collègue. Et je n’aime plus ce sale boulot… Où est ma fiancée ?

Le Vieux Cambrioleur : Elle vous fait dire qu’elle ne pouvait plus vous attendre et elle est partie avec votre associé.

Le Cambrioleur : La pauvre, elle a bien fait.

lgÉrant (a composé un numéro entre-temps) : Allô… Pourrais-je parler à Monsieur l’inspecteur ? Oui, c’est urgent… (Vers Suvix qui est solidement tenu.) Tu as beau gigoter, tu ne te sauveras pas.

Le Vieux Cambrioleur (au cambrioleur: Comment peux-tu regarder cela le cœur tranquille ? (Il détourne la tête.)

lgÉrant : Bonsoir, Monsieur l’inspecteur, ici l’entreprise Machines-Outils. Oui, je viens d’attraper un cambrioleur. Oui, de mes propres mains, je le tiens toujours par le col. Il était en train de percer notre coffre-fort quand je suis entré dans la pièce. Que dites-vous là ? Aux Aciéries aussi ? Probablement la même personne. Il nous propose une sorte de recette de fabrication, il prétend que c’est la sienne. Évidemment ce ne devait être qu’un prétexte pour entrer chez nous. Oui, il a dû la voler aux Aciéries. Comment ? Vous dites qu’il a percé le coffre du directeur technique. C’est inouï. Le salaud ! Apparemment une bonne prise… Ha, ha, ha… Merci pour le compliment, Inspecteur. Naturellement nous ne tarderons pas à renvoyer la recette. Encore une minute, Monsieur l’inspecteur. Ce type nous menace de nous mêler à l’affaire si nous ne le laissons pas courir. Je ne vois pas comment il imagine cela, il inventera sans doute des fables. Merci Inspecteur, il est bien naturel qu’une entreprise d’une importance de la nôtre soit au-dessus de tout soupçon. Au revoir, Monsieur l’inspecteur. (Il repose le combiné.) Tu peux toujours nous accuser, salopard ! (Au cambrioleur, victorieusement.) J’espère que vous êtes content de moi, Patron.

Le Cambrioleur : Dans… les circonstances actuelles, oui. Mais dites-moi, Monsieur le gérant, vous vous considérez comme un homme honnête ?

lgÉrant (surpris) : Patron, je ne comprends pas.

Le Cambrioleur : Ne me comprenez pas mal. Par votre situation sociale vous êtes honnête, naturellement, comme tout le monde l’est sur le côté ensoleillé. Mais je peux vous dire que je n’aurais jamais imaginé qu’il faille voler, tricher, cambrioler tant pour appartenir au monde des honnêtes gens.

 

Rideau.

 

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Deuxième tableau

 

acte 1-l même bureau, deux mois plus tard. Les fenêtres sont fermées, des manteaux sont suspendus aux patères. C’est l’automne. Quand le rideau monte, le cambrioleur, la jeune fille et l’inspecteur de police se trouvent sur la scène.

 

Linspecteur : …et l’affaire Suvix est ainsi close. Ce que je regrette, parce que je serai obligé de renoncer au plaisir de me trouver parfois en votre compagnie.

Le Cambrioleur : Monsieur l’inspecteur, je vous remercie pour le mal que vous vous êtes donné. Vous nous avez sincèrement obligés de vous être déplacé tant de fois, et  nous avoir épargné de courir à la police.

Linspecteur : C’était la moindre des choses. Je savais dès le premier instant que chacune de ses paroles était mensongère, mais la loi est la loi, il était de mon devoir d’enquêter. Toutefois il va de soi que j’ai essayé de vous déranger le moins possible… Bon, enfin on va le placer sous bonne garde.

LJeune fille : Pauvre diable…

Linspecteur : Vous le plaignez ? Ce vulgaire cambrioleur ?

Le Cambrioleur : C’est humain. Après tout, un cambrioleur est aussi un homme.

Linspecteur : Ça dépend des cambrioleurs. La plupart, comme ce Suvix, ne sont que des rats bons à rien. Sans la moindre dignité dans leur comportement, la moindre grandeur dans leurs actes. Toutefois il arrive qu’on trouve parfois un homme excellent parmi eux. Un véritable génie.

Le Cambrioleur : N’est-ce pas un peu exagéré, Monsieur l’inspecteur ?

Linspecteur : Croyez-moi, seul un policier est en mesure d’apprécier les cambrioleurs à leur mesure. La justesse de l’évaluation est notre meilleure arme pour lutter contre eux. Vous ne pouvez pas imaginer quel degré de courage, d’intelligence, d’intuition artistique peuvent être le propre de vrais grands cambrioleurs.

Le Cambrioleur : Votre enthousiasme pour eux m’étonne.

Linspecteur : La plupart des hommes qui aiment leur métier s’enthousiasment pour les grandes missions. Et pour moi il n’y a pas de tâche plus grande que de lutter contre un vrai grand cambrioleur.

Le Cambrioleur : Quels sont ceux que vous estimez grands ?

Linspecteur : Les noms ne vous diraient probablement rien. Et nous-mêmes, nous ignorons le nom du plus grand.

Le Cambrioleur : Vous devez connaître au moins un de ses pseudonymes.

Linspecteur : Aucun. Jamais aucun agent n’a réussi à suivre sa trace. Quand nous n’arrivons pas à retrouver la moindre trace, si nous n’avons aucun suspect après un casse de grande envergure, tout le monde sait à la police que ce ne pouvait être l’œuvre que du Grand Bijoutier.

Le Cambrioleur (soupire: Le grand bijoutier…

Linspecteur : C’est le nom que lui attribuent toutes les polices du monde, parce qu’il ne travaille que dans les bijoux, et aucun bijoutier au monde ne peut se vanter de voir passer autant de bijoux que lui par ses mains. J’imagine que ce doit être quelqu’un de remarquable, jeune, élégant, attirant…

Le Cambrioleur : Qu’est-ce qui vous fait dire cela ? Vous venez de dire que jamais personne ne l’a vu.

Linspecteur : Je l’ai calculé. C’est un problème qui me préoccupe depuis des années, j’ai passé des nuits entières à étudier ce cas, on sait qu’il évolue dans les meilleurs milieux, que les femmes l’admirent…

Le Cambrioleur (ironique: Il ne faut pas être un génie pour cela !

Linspecteur : Pardonnez-moi, mais je sais cela mieux que vous. La première condition du succès est de plaire aux femmes.

Le Cambrioleur : S’il avait des maîtresses, vous l’auriez attrapé depuis longtemps.

LJeune fille : Sottises ! Excusez-moi, mais la théorie de Monsieur l’inspecteur est bien plus intéressante. (À l’inspecteur.) Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il est jeune ?

Linspecteur : C’est la seule certitude que nous ayons. Nous savons qu’il est le fils du "Grand Blagueur", le plus grand cambrioleur du début du siècle. Le monde entier étouffait de rire de quelques-unes de ses excellentes blagues.

Le Cambrioleur (rêveur: Mon Dieu, les bons vieux temps… (Il se rattrape aussitôt.) Je n’étais qu’un petit garçon, j’aimais beaucoup quand on racontait ses exploits.

Linspecteur : Vous souvenez-vous du cas du coffre-fort ? Quelle idée brillante, quelle performance !

LJeune fille (avant que le jeune homme ne retombe dans les sensibleriesNe nous écartons pas de notre sujet, Messieurs. Dites-nous-en plus du cas du Grand Bijoutier, inspecteur.

Linspecteur : Avec le plus grand plaisir, si vous me permettez de revenir vous voir un jour pour cela. C’est un sujet inépuisable pour moi, et si je commence, je n’arrête pas avant plusieurs heures. C’est le héros de mes rêves…

Le Cambrioleur (indifférent: Est-ce que la police a une idée où il peut bien rouler sa bosse en ce moment ?

Linspecteur : Aucune idée. La police non. Mais moi… je sais.

Le Cambrioleur (inquiet: Vous le savez ?

Linspecteur (sourit) : Ne vous inquiétez pas, Monsieur, votre coffre-fort est en sécurité. Bien que certains de mes collègues affirment qu’il doit se trouver ici en Europe Centrale, selon ma théorie c’est exclu. Permettez-moi de vous affirmer qu’une théorie logiquement construite conduira plus sûrement sur ses traces que des faits ennuyeux. Moi, je le poursuis depuis des années, en théorie, bien sûr, et je suis certain qu’il exerce actuellement en Amérique.

Le Cambrioleur (soulagé: C’est rassurant de le savoir.

Linspecteur : Pour vous. Mais pour moi c’est presque une tragédie. La distance ne cesse d’augmenter entre lui et moi pendant que mon espoir de le voir s’évanouit. Mon Dieu, si je pouvais le voir en face de moi une seule et unique fois, tous mes rêves seraient accomplis. Mais je remarque que je deviens romantique comme chaque fois que je parle de lui. Pardonnez-moi, je suis déjà en retard.

Le Cambrioleur (se lève: J’étais ravi de votre visite, Monsieur l’inspecteur et encore merci pour votre amabilité.

LJeune fille : Et n’oubliez pas la visite privée promise. À bientôt.

Linspecteur : Avec plaisir. Mes hommages. À bientôt.

Le Cambrioleur : Je vous accompagne, si vous le permettez. (Ils sortent.)

LJeune fille (quand, après une courte pause, l’industriel entreJe t’embrasse, Papa. Que s’est-il passé ? Tu n’es pas venu hier également ?

Lindustriel Voilà ! Jusqu’ici tu me grondais parce que je ne venais pas assez souvent, aujourd’hui tu m’en veux parce que je reviens trop souvent.

LJeune fille : À vrai dire j’ai chaque fois un peu peur quand je te vois.

Lindustriel Ne crains rien. Je ne viens pas chercher de l’argent. D’ici peu j’aurai plus d’argent que ce que vaut toute cette usine. Il n’y a pas un message pour moi ?

LJeune fille : Non, rien.

Lindustriel Un téléphone ?

LJeune fille : Oh, les gens ont perdu l’habitude de t’appeler ici.

Lindustriel Pourtant c’est ici que j’attends un message.

LJeune fille : Une femme ?

Lindustriel Non. Une affaire.

LJeune fille : Mon pauvre Papa, tu ne te remets quand même pas à travailler ?

Lindustriel Non, ne crains rien. Mais je veux gagner de l’argent, car je hais ce combat avec vous pour chaque centime. Avec mon associé ça me dérange moins, je m’en sors, mais avec toi, petite sorcière, c’est plus que je ne peux supporter.

LJeune fille : Un père devrait être heureux de voir que sa fille bambocheuse s’est transformée en une femme sérieuse et travailleuse.

Lindustriel : Et ça sert à quoi, ma chérie ? J’espérais que tu aurais hérité mon talent de vivre agréablement, sans se soucier.

LJeune fille : Ce qu’on trouve agréable c’est relatif, Papa.

Lindustriel C’est vrai. En revanche la légèreté est le mode de vie le plus économique, parce que plus tu gaspilles, plus tu deviens riche. C’est mon dernier aphorisme.

LJeune fille : Ce n’est plus ma façon de penser.

Lindustriel Dommage. Nous avons toujours été bons camarades, je regretterais si c’était fini.

LJeune fille : Soyons désormais bons amis.

Lindustriel C’est beaucoup plus ennuyeux !

LJeune fille : Il est certainement plus amusant de t’amuser avec la fiancée de ton associé. Mais je t’avertis que ce flirt pourrait mal se terminer. Le garçon a vraiment fait un excellent travail jusqu’ici, mais s’il aperçoit, or tôt ou tard il devra s’en apercevoir, de ce qui se passe derrière son dos…

Lindustriel Rien ne s’y passe. Je la sors exclusivement pour une bonne cause : je distrais la dame et cela permet à lui de ne pas être dérangé dans son travail. Car tu sais, pour une jeune fille qui d’une vie extrêmement modeste est tombée dans la richesse, les loisirs et la vie facile exercent une attirance irrésistible. Imagine comment elle torturerait ce pauvre garçon si je n’étais pas là. Il le sait et il m’est expressément reconnaissant. (Le téléphone sonne.) C’est probablement pour moi… (Il décroche.) Allô… Oui, c’est moi… non, c’est impossible, vous voulez dire… Non, c’est impossible. (Brisé.) C’est une catastrophe. Que pourrait-on faire, pour l’amour du ciel ?... Tout est fichu… Bon, j’essaierai d’arranger cela… Au revoir. (Il raccroche et baisse les yeux, écrasé.)

LJeune fille : Que se passe-t-il, Papa ?

Lindustriel Quelle que chose d’imprévisible. J’avoue que je me sens anéanti.

LJeune fille : Je ne t’ai jamais vu dans cet état. C’est si sérieux que ça ?

Lindustriel Je m’en remettrai, j’espère. (Avec un regain d’énergie.) Mais alors je n’ai pas une minute à perdre. Je dois m’absenter un instant. Si on me demande, je serai de retour dans un quart d’heure. Adieu, ma petite fille… (Il sort, mais sur le seuil il se cogne au cambrioleur.) Excusez-moi, mon ami, je suis très pressé, à tout à l’heure.

Le Cambrioleur : Qu’est-il arrivé à votre père ? Il semble avoir des soucis.

LJeune fille : Nous risquons d’avoir de nouveau des soucis avec lui, j’en ai peur. Je crois qu’une de ses spéculations a foiré.

Le Cambrioleur : Il ne trouve pas sa place, le vieux. Pourtant il pourrait maintenant sortir plus d’argent de l’entreprise. Nous avons atteint une vitesse de croisière. Nous avons travaillé dur, reconnaissons-le.

LJeune fille : Vous pouvez en être fier.

Le Cambrioleur : Vous aussi. Sans votre aide, je n’y serais jamais parvenu.

LJeune fille : C’est exagéré. Nous étions deux enfants. Nous nous sommes attaqués à la forêt, je vous ai tenu la main pour que vous n’ayez pas peur, mais c’est vous seul qui avez tracé le chemin…

Le Cambrioleur : Les temps seront plus calmes désormais, j’espère.

LJeune fille (avec un peu d’ironie tristeOui, des temps plus calmes, l’homme qui a réussi pourra songer à son mariage.

Le Cambrioleur : C’est vrai, l’amour seul a pu me donner la force pour y parvenir…

LJeune fille (résignéeAlors ce sera bientôt fini, notre travail commun ?

Le Cambrioleur : Oh non. J’espère que vous ne me laisserez pas seul. Je serais incapable de travailler sans vous.

LJeune fille : Mais maintenant que tout est sur les rails, vous n’aurez plus besoin de moi.

Le Cambrioleur : Oh, moi je compte aller beaucoup plus loin. Je veux travailler sur des bases plus larges, ouvrir de nouvelles perspectives pour l’usine. Nous avons achevé la première phase, ils sont en train de monter les machines neuves que nous avons commandées… Passez-moi le contrat, s’il vous plaît, c’est pour cela que je suis monté en réalité. Je me rappelle avec certitude que les frais de transport étaient inclus dans le prix, et voilà qu’ils essayent de me les facturer à part. (Pendant qu’il termine sa phrase, elle lui tend le contrat.) Merci. Avec vous tout va comme sur des roulettes. Une nouvelle preuve s’il le fallait, que je ne m’en sortirais pas sans vous. Écrivez-leur, s’il vous plaît, que nous avons réglé ces frais à l’avance, et selon le contrat, nous les déduirons de la facture d’achat… Je dois maintenant emporter le contrat, mais vous me le réclamerez… (Il sort. Elle tape la lettre à toute vitesse.)

LfiancÉe (entre) : Hello, chérie. Ton père n’est pas encore là ?

LJeune fille : Il te fait dire qu’il reviendra dans quelques minutes… Dis-moi, pourquoi c’est précisément ici que vous devez vous rencontrer ?

LfiancÉe : Que veux-tu dire, je ne comprends pas… Je refuse…

LJeune fille : Ne te fatigue pas, ma chérie, je suis une femme, tu ne peux pas me raconter des histoires.

LfiancÉe : Quelle mouche t’a piquée ? Quel mal y a-t-il si parfois je passe le prendre sur mon chemin en allant au golf ?

LJeune fille : Je vois clairement ce qui se tisse entre vous.

LfiancÉe : Il ne se tisse rien du tout. Je te le jure.

LJeune fille : Peut-être pas encore, mais ça ne devrait pas tarder.

LfiancÉe : Tu te trompes ma chérie, j’ai plus de jugeote que ça.

LJeune fille : Tu es du genre rusée, je n’en doute pas, tu pourras certainement mener un temps mon père par le bout du nez. Mais ce qui se passe entre vous, c’est un vilain jeu que vous jouez dans le dos de ton fiancé.

LfiancÉe : Jeu ou pas, je ne te réponds pas parce que rien de tout cela ne te regarde.

LJeune fille : Mais si, ça me regarde… Le… mon collègue… mon bon ami… tôt ou tard il devra s’en apercevoir.

LfiancÉe : Il n’y aura rien à apercevoir. Mais y en aurait-il, il ne verrait rien. Il sera un mari idéal.

LJeune fille : C’est là-dessus que tu comptes ? Sur sa crédulité ? Son honnêteté naïve ? Gare à toi, je pourrais lui ouvrir les yeux.

LfiancÉe (avec un air supérieur) : Tu ne le feras pas.

LJeune fille : Et pourquoi pas ? Tu te goures si tu comptes sur ma loyauté.

LfiancÉe : Pas par loyauté, mais par peur. Qu’il te croie ou non, il se mettrait à te haïr. Tu sais très bien qu’une fois que tu auras joué ton dernier atout, tu auras perdu la partie.

LJeune fille (piquéeJe ne joue aucune partie.

LfiancÉe : Ne perds pas ton temps, ma chérie, je ne suis pas tombée de la dernière pluie. Tu crois que j’ignore pourquoi tu croupis ici toute la journée ? Mais jusqu’à présent tous tes trucs sont tombés à plat.

LJeune fille : Je t’interdis de parler sur ce ton !

LfiancÉe : Tu ne vas quand même pas nier que tu es amoureuse de lui ?

LJeune fille : Tais-toi !

LfiancÉe : Tu voulais te rendre indispensable et ainsi me le voler.

LJeune fille : Tais-toi !

LfiancÉe : Tu te contentes de jouer la bonne amie parce que ça ne marche pas. Il ne veut pas de toi. Il ne veut que moi, moi seule.

LJeune fille (presque en pleursTais-toi !

LfiancÉe : Et maintenant tu voudrais faire la rapporteuse par pure vengeance !

LJeune fille (fais un pas vers l’autreTu…

LfiancÉe : Tu ne peux pas l’avoir, alors qu’il ne soit pas à moi non plus. C’est ce que tu voudrais. Mais tu te goures. (Rire sardonique.)

LJeune fille (encore un pas, puis la gifleTiens ! (Elle reste encore un instant figée dans un silence mortel, puis fait demi-tour et sort de la pièce. Alors la fiancée revient à elle, éclate de rire, puis sort son poudrier et arrange son visage.)

Lindustriel (entre) : Pardonnez-moi, ma chère…

LfiancÉe : Qu’aviez-vous d’urgent à faire ?

Lindustriel Je devais trouver de l’argent. Je pars en voyage.

LfiancÉe (effrayée) : Vous partez ? Où ? Pourquoi ?

Lindustriel Je dois disparaître jusqu’à demain matin.

LfiancÉe : Que s’est-il passé, pour l’amour de Dieu ?

Lindustriel Je me suis laissé entraîner dans une importante spéculation, et j’ai perdu. Et je n’ai pas de quoi payer.

LfiancÉe (après un silence) : Mon Dieu… c’est … c’est en effet désagréable. Mon cher ami, je suis navrée. Votre présence me manquera, on a passé de bons moments ensemble.

Lindustriel Ah oui ? Vous me lâcheriez si facilement ? Non, ma chérie, vous ne vous passerez pas de ma compagnie, vous viendrez avec moi.

LfiancÉe (ébahie) : Moi ? Comment imaginez-vous cela ?

Lindustriel Simplement. Vous rentrez chez vous. Vous faites votre valise et nous prenons le rapide de l’après-midi pour la Côte d’Azur.

LfiancÉe : Vous avez perdu la tête ?

Lindustriel Oui, peut-être un peu. Jamais aucune femme ne s’est jouée de moi aussi longtemps que vous. Chaque jour j’espérais qu’enfin vous céderiez, mais votre petit corps fier est resté inaccessible. Depuis des semaines je tremble d’impatience, c’est pourquoi je me suis laissé aller dans cette folle spéculation, je voulais beaucoup d’argent pour vous séduire avec ma richesse. Mais maintenant peu importe, le jeu est terminé, vous devez partir avec moi.

LfiancÉe : Mon cher ami, je suis touchée par ce que vous dites, j’avoue que je ne suis pas insensible à votre passion pour moi, mais reconnaissez que c’est impossible. Je suis fiancée.

Lindustriel Vous voulez continuer de jouer avec moi, petite sorcière ? Alors sachez que votre fiancé a aussi fait faillite, il ne lui reste pas un centime.

LfiancÉe (effrayée) : Ce n’est pas vrai !

Lindustriel C’est moi qui ai ruiné ce pauvre garçon. J’ai spéculé au nom de l’entreprise. Toute sa fortune personnelle est perdue.

LfiancÉe (désespérée) : Mon Dieu, que vais-je devenir ?

Lindustriel N’ayez pas peur, j’ai déjà ramassé tout l’argent mobilisable qui restait dans la boîte. Une assez coquette somme, ça nous permettra de bien vivre pendant quelques années

LfiancÉe : Mais c’est du vol ! On pourrait vous mettre en prison pour ça.

Lindustriel Absolument pas. Pas même si mon associé porte plainte. Mais il ne le fera pas, c’est tout à fait certain. Pauvre garçon, je le plains de tout cœur. Ça lui portera un coup terrible d’apprendre que vous… À moins que vous préfériez rester ici avec lui ? (Un silence.) Pour lutter, dans la misère ?

LfiancÉe (après un silence) : À quelle heure part ce train ?

Lindustriel À six heures vingt. Il vous reste du temps pour vous préparer. Soyez prudente, personne ne doit deviner… Une valise de belle taille peut suffire, nous achèterons ce dont vous aurez besoin…

LfiancÉe : Entendu.

Lindustriel Faites la transporter à la gare, et si quelqu’un vous pose des questions, dites que vous envoyez vos vieilleries à une amie pauvre.

LfiancÉe : D’accord.

Lindustriel Je fais réserver pour vous un wagon-lit. Je pars en voiture, nous nous retrouverons à la première gare après la frontière. Cela vous convient ?

LfiancÉe : Oui.

Lindustriel Alors j’y vais. Dépêchez-vous et soyez habile. (Il l’embrasse et part.)

LfiancÉe (se prépare également à partir, mais elle pense à quelque chose et appelle) : Monsieur le secrétaire, s’il vous plaît.

Le Vieux Cambrioleur (entre: Oui ?

LfiancÉe : Voilà deux moi, vous m’avez promis de l’argent si je n’épouse pas votre patron. Est-ce toujours valable ?

Le Vieux Cambrioleur (éclate de joie: Et comment ! Alors… Vous êtes vraiment décidée à lui ficher la paix ? Sacré nom de Dieu !

LfiancÉe : Attendez un peu. De quelle somme il s’agit ?

Le Vieux Cambrioleur : Une fortune. Une somme rondelette. 1980 livres.

LfiancÉe : Ce n’est pas grand-chose !

Le Vieux Cambrioleur : Pa grand-chose ? Pour une jolie jeune fille comme vous, c’est même trop, elle n’a pas besoin de capital de départ.

LfiancÉe : Insolent ! Mais je m’en fiche… Je pars dès ce soir.

Le Vieux Cambrioleur (s’écrie de joie: Ce soir ? Et… Pour toujours ?

LfiancÉe : Pour toujours.

Le Vieux Cambrioleur : Sacré nom de Dieu ! Je vais remplir le chèque. (Il court vers la porte, mais s’arrête et dit, soupçonneux.) Mais c’est vrai au moins ? Vous n’êtes pas en train de me rouler ?

LfiancÉe : Venez à la gare au train de six heures vingt, pour vous en convaincre. Mais vous la fermez, mon ami, pas un mot à quiconque !

Le Vieux Cambrioleur : Dieu m’en garde ! Un de ces écervelés risquerait de vous retenir…

LfiancÉe : Je me retiens toute seule si cinq minutes avant le départ, je n’ai pas le chèque en mains. Vous voilà prévenu.

Le Vieux Cambrioleur : Rien à craindre.

LfiancÉe : Bon, Dieu vous garde.

Le Vieux Cambrioleur : Dieu conduise vos pas… Le plus loin possible.

LfiancÉe (partirait vers la porte, mais se retourne) : Dites, vous avez quelques sous en poche ?

Le Vieux Cambrioleur : Un peu.

LfiancÉe : Donnez-les-moi.

Le Vieux Cambrioleur (indigné: Tout ? Attendez, on partage… (Il sort son porte-monnaie. La fiancée le lui arrache des mains et s’enfuit.)

 

 

 

Rideau

 

troisième acte

 

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