Capillaria

 


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sixiÈme CHAPITRE

 

L'auteur s'efforce de faire comprendre à la reine la vocation très élevée des hommes.

 Sciences, littérature. Quelques mots sur les bâtiments de Capillaria.

Les vêtements des Oïhas. La nourriture des Oïhas. L'engraissement des Bulloks.

 

Les courageuses et enthousiastes pionnières du droit de vote des femmes qui, partout en Europe, luttent contre l'injuste oppression du sexe féminin seront probablement étonnées, elles mettront peut-être mes paroles en doute : Opula, reine des Oïhas, ayant passé toute sa vie dans la quête des plaisirs et tout son temps à jouer ou à sucer des bonbons et par conséquent à vivre une vie intellectuelle que nous jugerions inférieure, comprit pourtant étonnamment vite la signification de toutes les questions complexes que je lui exposai sur notre vie terrestre. Ceci est d'autant plus surprenant que, comme vous le savez, je dus recourir à un moyen vraiment honteux et humiliant pour approcher par ses sens son cerveau totalement indifférent : une musique enthousiaste, ponctuée d'interjections de la langue oïha,  stimulant davantage les sens que les fonctions cérébrales.

Je fus moi-même fort surpris quand elle m'interrompit soudainement, elle étira voluptueusement son corps de fée et, m'observant de haut sous ses longs cils, me fit signe que cela suffisait, elle comprenait tout et je pouvais espérer. Espérer quoi, je ne le compris pas, ni le rapport avec mon exposé circonstancié, mais je n'eus pas l'occasion d'y réfléchir car sa Majesté abordait déjà un autre sujet.

Elle me fit savoir plus tard que j'avais dit beaucoup de choses superflues, et à mon total ahurissement elle me fit entendre que j'avais des notions complètement fausses sur la relation entre les deux sexes de l'espèce humaine. Mes explications ne lui permettaient aucunement d'entrevoir en quoi les femmes étaient opprimées chez nous, et même globalement elle ne comprenait pas ce que je nommais oppression. Apparemment en effet, nos femmes, telles que je les décrivais, semblaient vivre moins bien que les Oïhas, néanmoins elle retirait l'impression que nos hommes vivent encore plus mal et à un niveau très inférieur, leur situation lui évoquait celle des domestiques.

Cette étonnante opinion en totale contradiction avec la réalité me surprit tellement que, pris d'une vive colère, je me mis à protester. Elle m'écouta en souriant et me pria de lui expliquer sur quoi je fondais ma conviction que les hommes, chez nous, jouissaient d'un statut supérieur, pourquoi je pensais qu'ils représentaient mieux l'espèce, qu'ils assuraient l'évolution et préparaient l'avenir vers une vie plus intéressante et plus parfaite.

Ravi de pouvoir m'étendre sur les esprits les plus glorieux de mon sexe, j'énumérai au débotté quelques noms qui incarnent les idéaux, les pensées, les projets, les découvertes, les inventions les plus nobles et les plus parfaites, préparant ici l'évolution physique de l'espèce humaine ou son confort, là ses aspirations aux réformes les plus élevées de son âme. Je parlai des génies des sciences de la nature qui ont découvert certains tenants et aboutissants dans les arcanes de l'empire immatériel de la logique dont une application pratique a permis par exemple de vaincre sur terre, dans l'eau et dans les airs la résistance de la matière inerte, de nous déplacer avec plus de liberté et de rapidité que n'importe quel être vivant sur la Terre. Je rappelai comment, à l'issue d'un travail séculaire, l'homme peut aujourd'hui être enfin considéré comme la forme la plus achevée de la biologie, unissant dans ses potentialités tout ce que la vie produit séparément dans des milliers d'autres espèces : être à la fois mammifère, insecte, poisson et oiseau. Et tout cela, nous le devons à des hommes qui pendant de longs siècles, avec une assiduité de fourmis, ont amassé les briques de l'édification de cette immense construction à partir de laquelle l'homme du futur pourra contempler le globe terrestre sur lequel il prospère, tout en élevant la tête jusqu'aux étoiles du firmament. Cette construction ne cesse de grandir, elle sera de plus en plus haute jusqu'à atteindre un jour le ciel, le trône de cette Force Innommable que Kant appelle impératif catégorique, ce trône de la Force Suprême que l'espèce humaine a vocation d'occuper et de maîtriser.

Pour lui rendre mieux perceptible cette image plutôt abstraite, je dépeignis une tour astronomique hissée au sommet désolé d'une montagne, loin du fourmillement mesquin de la vie, dans les couches supérieures du pur océan des airs. Sa coupole de verre fixe les étoiles telle un œil tourné vers le firmament. Par cette prunelle veille un visage humain transfiguré, celui d'un savant au cheveux blancs, ayant déjà transcendé les désirs et les besoins misérables de la chair, toutes les palpitations convulsives du corps animal. Sa force vitale s'est concentrée en un unique point, un point mystique, quasiment abstrait, comme le foyer de la lentille de l'objectif de sa lunette, plus il est petit plus il est puissant, plus il grossit et approche l'Inaccessible.

Et je lui décrivis le savant, l'Homme Véritable, le Chevalier du Futur, l'Amoureux de l'Inconnu, qui au-delà de l'étroite prison de l'insignifiante vie individuelle et de l'instinct de survie, représente l'Espèce toute entière, lutte au nom de toute la race humaine et se consume pour devenir plus et plus grand que son destin.

À ces mots Opula m'interrompit et dans sa manière vulgairement simple et rustiquement triviale, mais indubitablement claire et intelligible, me demanda de quoi avait l'air cette chose plus et plus grande dont je parlais. Par des mots prudents et un peu embarrassés j'essayai de lui expliquer que cela était ignoré pour le moment, même par cet Homme, mais il se fixait pour vocation la plus haute de mieux approcher, de connaître cet inconnu. Il y passe ses jours et ses nuits, il lit et s'instruit, il compile tout ce que ses défunts compagnons ont collecté dans le passé lointain, avec la foi ardente d'y parvenir un jour, lui-même ou sinon un de ses compagnons spirituels ultérieurs. Je lui parlai des livres écrits par les anciens dans lesquels ils concentraient toutes les observations et expériences de leur courte vie. Cette pyramide des livres est toujours croissante, de sa surface en construction retombent les bâtisseurs décédés, chaque homme nouvellement né recommence à la grimper pour qu'au crépuscule de sa vie, arrivé au sommet, il puisse tenter de la rehausser d'une pensée. Cette pyramide du Savoir et de la Connaissance se construira jusqu'à ce qu'elle atteigne l'Inconnu ci-dessus évoqué.

Ici Opula m'interrompit de nouveau pour faire une remarque qui par l'interprétation comiquement matérielle de la comparaison témoignait indubitablement d'un fort sens mathématique et pratique. Elle déclara que la pyramide dont je parlais ne monterait pas bien haut. Car la vie humaine, celle d'un homme comme celle d'une femme, ne dépassera jamais cinquante ou soixante ans et probablement plutôt moins. En conséquence, si cette pyramide continue de croître, un jour viendra bientôt où les maçons nouvellement nés, à peine arrivés en haut, verront leurs cinquante ou soixante années tout juste écoulées et ils n'auront ni la force ni l'énergie pour continuer de bâtir. On pourra tout recommencer du début. Elle trouverait préférable qu'avant de nous mettre à construire une pyramide, nous valorisions toutes les sciences dont je m'étais flatté, afin que l'homme avec toutes les sagesses ou intelligences qu'il a accumulées pendant toute une vie, ne fasse pas la culbute et ne meure pas à l'âge de cinquante ou soixante ans, emportant ainsi dans le néant toute son expérience qu'un autre nouvellement né devra recommencer à collecter.

D'ailleurs, de tout ce que racontais, dit-elle, peu de choses l'intéressaient (les notions de "comprendre" et de "intéresser" sont exprimées en langue oïha par le même mot). C'est une image qui avait attiré son attention, surtout parce qu'elle évoquait quelque chose qu'elle connaissait très bien. Il s'agissait de l'image de la tour d'observation, mais pas tellement de sa brillante coupole vitrée, plutôt de sa base qu'elle imaginait comme une halle haute, reposant sur des colonnes.

Là-dessus, par quelques mots brefs mais riches en contenu, Opula me fit enfin comprendre quelque chose dont jusque-là je ne pouvais que me douter, la provenance des installations riches et luxueuses de Capillaria : les palais somptueux de pierres lourdes avec leurs toits étranges, inachevés, leurs halles monumentales tapissées de petites babioles légères, les habits flamboyants, tout le faste somptueux, insouciant, fruit d'un immense travail ; or dans la société des Oïhas je n'ai nulle part découvert la moindre trace d'un quelconque travail, de fatigue ou d'effort.

Eh bien toutes ces merveilles sont construites par les Bulloks, horribles petits monstres, auxquels je ne peux guère penser sans avoir la nausée. Pourquoi le font-ils, les Oïhas l'ignorent et ne s'y intéressent nullement. Elles ne se sont jamais occupé d'investigations scientifiques, elles ne s'intéressent qu'aux phénomènes eux-mêmes et seulement dans la mesure où ils concernent leur affectivité personnelle. Une chose est néanmoins certaine, les Bulloks, mâles nains et dégénérés de la société oïha, ou plutôt ses animaux domestiques, prodiguent depuis des siècles et dans un but inconnu un effort considérable qui n'a aucun rapport avec leur misérable et pitoyable vie corporelle, puisqu'ils sacrifient pour cet effort non seulement eux-mêmes mais aussi leurs descendants. Je les ai souvent vus à l'œuvre : ils commencent à entasser des bâtiments gigantesques avec des fondations tellement lourdes et profondes qu'elles permettent d'imaginer qu'ils prévoient qu'une énorme masse de matériaux doit reposer sur ces fondations. J'ai quelques notions de génie civil et j'ai constaté que tout ce qui m'entourait et qui était habité par les Oïhas, sont autant de tours inachevées, prévues pour être des œuvres immenses mais abandonnées en cours de construction.

Cette fois Opula approuva ma perspicacité. En effet les Bulloks n'abandonnent pas les chantiers de leur plein gré, pour eux ils ne sont nullement achevés, même quand les Oïhas les considèrent comme amplement habitables. Jusqu'à quelle hauteur les Bulloks feraient-ils monter les tours si on les laissait faire, impossible de le savoir, la question n'intéresse pas les Oïhas. Les Oïhas, elles, attendent tout simplement que la construction atteigne une hauteur suffisante et qu'elle soit confortablement habitable pour enfumer le local avec un alcool fort (son odeur, j'ai eu l'occasion de la sentir, ressemble étrangement aux effluves de certains parfums utilisés par nos élégantes). Les Bulloks bâtisseurs crèvent, on les balaye, et les Oïhas peuvent prendre possession des lieux. Les Bulloks survivants entreprennent aussitôt la construction d'une nouvelle tour, et c'est ainsi depuis toujours ; aujourd'hui plusieurs milliers de somptueux palais habitables sont ainsi à la disposition des Oïhas.

À mes questions avides sur ce point, Opula me répondit d'un ton indifférent et en haussant les épaules qu'un jour avait vécu une Oïha malade et misérable qui s'était mise en tête qu'elle pouvait communiquer avec les Bulloks et qu'elle comprenait leur langue. Cette malheureuse qui plus tard fut supprimée par ses congénères à cause de son commerce impur avec ces êtres dégoûtants, prétendit que les Bulloks lui avaient révélé ce que ces tours représentaient pour eux. Une idée fixe s'était enracinée dans la société de ces misérables vermines : au-dessus du milieu dense et visqueux (les eaux pesant sur le fond des mers) dans lequel ils vivent, succéderait selon eux un monde plus fluide, plus clair, infiniment plus vaste et plus libre si on parvenait à percer la surface du milieu ambiant. Ils s'étaient donc associés pour construire une tour capable d'atteindre une telle hauteur. Cette tour les conduirait jusqu'à la surface de la mer, là ils s'uniraient avec les êtres célestes qui habitent les régions de ces sphères supérieures. Mais malheureusement, nous l'avons vu, ils ne parviennent jamais à achever leur tour, elle leur est toujours prise à demi construite par les Oïhas, et ils n'ont qu'à tout reprendre à zéro. Je me remémorai ce que nous savons des abeilles et je ne posai plus de questions.

Il s'avéra d'ailleurs que de la même façon, les Bulloks ne servent pas que le logement mais aussi la garde-robe et, je l'ai déjà évoqué et malgré le dégoût et l'humiliation que je ressens je devrai encore y revenir, ils servent de nourriture aux Oïhas. Cette étoffe infiniment fine et vaporeuse dans laquelle les Oïhas enveloppent leur corps transparent est un produit particulier des vieux Bulloks complètements mûrs, un peu comme chez nous le fil de soie. Dans les conditions normales (s'il n'est pas mangé ou enfumé auparavant), le vieux Bullok complètement arrivé à terme s'encoconne : à cette fin il émet depuis son cerveau, par sa bouche, des fils noirs très longs et fins de telle façon que le cocon soit compact et impénétrable. Les Oïhas jettent les cocons de Bulloks dans l'eau bouillante tout comme nous traitons la soie ; le Bullok crève dans son cocon et on peut dérouler le fil et en tisser une étoffe. Un jour j'ai tenu en main un échantillon de ce fil, je l'ai rapporté, et son analyse chimique a montré que sa matière est celle qui sert chez nous à faire de l'encre.

Relativement peu de Bulloks atteignent cet âge vénérable où leur cerveau, principale matière première de l'économie oïha, se transforme en cette substance semblable à l'encre. Le plus souvent les Oïhas les ramassent bien plus tôt, puisque la cervelle de Bullok est une des nourritures les plus recherchées des indigènes de ce pays, leur nourriture principale et leur dessert mais en plus elle joue aussi un autre rôle alimentaire important dont il me faudra bien parler par la suite. Pour l'instant je me contente d'évoquer une des particularités de la préparation de cette nourriture. Le lecteur se rappelle encore la description que j'ai donnée de mon premier banquet avec les Oïhas : la façon dont elles font jaillir cette cervelle en pressant la tête de Bullok bouilli. Je ne compris que plus tard que la cervelle de Bullok, consommée en dessert peut présenter plusieurs qualités différentes. Sa Majesté m'a appris que la cervelle de Bullok à l'état cru et non engraissée était de qualité médiocre. Mais les Bulloks qui s'alimentent d'une certaine façon ont une cervelle bien meilleure, d'un goût agréable et raffiné. Cette alimentation ne pousse pas au fond de la mer. Elle dérive dans l'eau du haut vers le bas à certaines occasions, sous forme de minces lamelles zébrées de points noirs.

Elle me montra un spécimen de ce végétal. Je poussai un cri d'étonnement. C'était un livre, le Zarathoustra de Nietzsche si je me souviens bien, complètement trempé et délité. Il provenait peut-être de quelque bateau naufragé tout comme d'autres livres. Sa Majesté m'expliqua que les Bulloks destinés à être rôtis et mangés sont normalement engraissés avec ces végétaux pendant quelques semaines pour que leur cervelle acquière un goût agréable et devienne digeste.

 

 

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