Frigyes Karinthy : Danse sur la corde

Extrait n°2

 

 

Rudolf Jellen rencontra le soir même Lidia Carabella.

[...]

Quelques coups rapides, nerveux, comme si quelqu'un que l'on aurait enfermé frappait de l’intérieur. Lidia Carabella avait un voile épais, elle portait une amazone ou quelque chose de ce genre. Elle n'ôta pas son chapeau.

- Je dois vous parler au sujet d'une affaire importante et délicate, immédiatement.

- Je vous en prie, asseyez-vous. Pourquoi n'avez-vous pas pris l'ascenseur pour monter? Ça me fait haleter moi aussi de vous voir haleter de la sorte. Vous êtes bien Mademoiselle Lidia Carabella, n'est-ce pas ?

- Oh, excusez-moi, oui. Je me doutais bien que je n'avais pas à me présenter. Peut-être d'ailleurs m'attendiez-vous ?

- J'ai vu votre visage dans des magazines.

- Oui, merci. Permettez que j'entre toute de suite dans le vif du sujet. István Kalp vous a convoqué aujourd'hui.

- Hé ... les journalistes ont quand même été indiscrets ? Et le journal du soir serait déjà sorti ?

- Ce n’est pas comme ça que je le sais. J'ai parlé avec István Kalp dans le courant de l'après-midi.

- Ah bon.

Rudolf Jellen fronça les sourcils. Il regarda attentivement la jolie silhouette svelte. Il essaya de deviner ce qui, dans cette femme, pouvait agir autant sur les hommes. Il ne vit rien de particulier, puis il se souvint de ce que István Kalp en avait dit : qu'on la disait inaccessible. Ce serait tout ? Un sentiment de sérénité s’empara de lui, une sorte de gaîté qui grandissait sans cesse, un comique à la limite du grotesque. C'était un instant doux, clair, serein, qu'il ne connaissait plus depuis longtemps. Il devait se retenir pour ne pas éclater de rire. Mais Lidia Carabella avait quand même pu s’apercevoir de quelque chose. C'était elle à présent qui fronçait les sourcils.

- Je ne sais pas pourquoi vous avez envie de sourire, dit-elle froidement. Moi, cette affaire ne m'amuse pas du tout.

Rudolf Jellen se ressaisit.

- Mais jamais de la vie, je ne souris pas. J’attends avec intérêt d'apprendre ce que vous désirez. Naturellement, je suis un fervent admirateur de votre art.

- Oui, merci. Vous êtes un homme étrange, j'ai entendu dire que vous étiez un célèbre médecin, non, je ne vous imaginais pas du tout comme ça, c'est vrai. István Kalp vous a décrit comme un homme très sérieux. C'est pourquoi je suis venue vous voir, du reste je ne comprendrais même pas…

- Vous êtes très aimable, Madame, je suis vraiment content que vous ne sachiez rien d'autre de moi que ce qu’il vous a dit. Excusez-moi, ce n'est même pas intéressant.

Il était *vraiment content, il était de plus en plus gai. Une excitation particulière l'envahit.

[…]

Il posa des questions polies, mais fermes, comme un juge d'instruction impartial.

- Excusez-moi, une question. István Kalp vous a-t-il montré un film?

- Non... il ne m'a rien montré... Et naturellement, il ne pouvait pas. Il n'a fait qu'en parler, m’en a menacée… Seulement...

- Seulement, István Kalp soutient que vous mentez, Mademoiselle. Que vous mentez continuellement, sans arrêt, Mademoiselle. Vous soutenez que ce qui ne s'est pas passé s'est passé, alors que ce qui s'est passé, vous le niez. De tout ce que vous lui avez dit, Mademoiselle, à propos de baisers d’amour brûlants, il n’y a pas un seul mot de vrai ; mais qu'il y a quelque chose qui s'est vraiment produit : cette unique chose, Mademoiselle, vous ne voulez pas l'avouer.

[…]

Lidia Carabella ne parlait plus. Ses lèvres seules bougeaient, sa gorge s'était asséchée. Dans sa robe défaite, nue jusqu'à la taille, elle était assise là, blottie, frissonnante. Et elle regardait les mouvements de l'homme, silencieux, calmes, réguliers, comme s'il ne s'agissait pas d'elle. Comme il caresse avec tendresse, chaud et rafraîchissant, ses épaules, son cou, son visage, sa bouche et ses yeux.

- Lidia Carabella... ça suffit maintenant, allons... remettez-vous et allez-vous-en... dit Rudolf Jellen.

Il trépignait d'impatience.

- Levez-vous et partez.

Mais Lidia Carabella n'entendit que ceci à travers le brouillard :

- Maintenant vient le bonheur. Attention, prends garde, ne le laisse pas s'échapper !

Et elle s'évanouit.

[…]

 

Le visage de Károly Bolza était rouge, ce n'est que la troisième fois qu'il se rendit compte qu'Olga caressait son bras en silence, avec compassion.

- Vous l'aimiez tant…

L'homme éclata d'un rire irrité et cinglant : ce rire était tel un sifflet d'alarme menaçant;

- Je l'aimais !... Quelle bêtise, quels mots !... C'est toujours avec ce mot tiède et stupide qu'on indique cette relation, entre deux personnes de sexe opposé, à côté de laquelle il n’est pas de massacre ni de carnage plus méchant, plus acharné plus âpre, ni dans la nature ni dans la société, bien qu'il n'y ait rien d'autre que massacre et carnage, physique et moral, sous toutes sortes de prétextes. Je l'aimais !!... Qu’est-ce que c'est : aimer ?

- Vraiment, je ne sais pas, calmez-vous, mon petit Károly. J'ai utilisé ce mot dans le sens où on l'entend en général.

- Aimer, ça signifie bien, tout simplement : souhaiter du bien à l'autre ? Mais qui oserait affirmer qu’homme et femme, lorsqu'ils vivent ensemble en cette qualité, se souhaitent du bien l'un à l'autre ? Chacun attend de l'autre qu'il reconnaisse son pouvoir, qu'il ne puisse vivre sans lui, qu'il meure, qu'il perde la raison, qu'il se brise, qu'en s'anéantissant et en perdant tout ce qu'il possède, il célèbre l’amour-propre sans borne de l’autre ! Oh vous, les amoureux ! Vous connaissez leur répertoire ? « Tu es à moi ?!... Oui, je suis à toi ! » Tu es à moi, tu es ma propriété, tu es un objet impuissant que je peux briser, que je peux détruire, que je peux traiter selon mon bon plaisir, pour éprouver ma force, m'en glorifier auprès des autres et terroriser le monde ! C’est ça votre "amour" à vous. Amour du prochain, amour des amoureux... Qui a osé un jour associer ces deux notions ?...

[...]

- Et peut-être trouvez-vous déplaisante la façon dont je parle maintenant ? Pourquoi ? Peut-être que je ne suis pas un apôtre ? Mais si ! C'est le combat que je prêche, moi, le combat des opprimés contre les oppresseurs, le combat de l'esclave contre son tyran, je prêche contre lui le combat, misérable esclave, moi-même, mais ce n'est pas le tyran que je considère comme mon plus grand ennemi, c'est l'apôtre louche de la paix qui se tient entre nous deux, qui veut faire obstacle à cet unique et beau combat que nous devons nous livrer, que nous devons nous livrer parce qu'il n'y a aucun moyen de réconciliation entre nous... parce que seul l'un de nous deux peut vivre sur cette Terre... parce qu'on ne peut pas partager le bonheur… Oh oui, je les hais, plus que les oppresseurs contre lesquels nous sommes en train de nous organiser, plus que les riches auxquels nous voulons ôter la richesse, mille fois plus qu’eux, je les hais les apôtres pacificateurs de l'amour... les Rudolf Jellen… les Dénes Darman... les Raganza !

Il s'arrêta, tendit l'oreille. Le vacarme de la foule ondulant sur les boulevards ne parvenait que brisé et misérable jusqu'à eux ; ce qui était là-bas cri d'allégresse et de triomphe n'était ici que plainte lamentable.

- Vous les entendez ?... ces déments? Il les a rendus fous, l’apôtre de la paix !... Raganza !… Raganza !... Toute cette maudite ville se fait maintenant l'écho de son nom !... Il les a enjôlés, il leur promet de l'or et de la viande dans les marmites ! Il prêche une croisade, il leur fait miroiter de riches butins !... La Ville de l'Humanité !... Il faut construire la Ville de l'Humanité !... où les maisons seront d'or pur, et la perfection absolue de la culture et de la civilisation y resplendira comme une colonne de feu !... C'est ça qu'il leur prêche, et ils le suivent, comme des fous ! Mort aux barbares, vive Raganza ! Voilà ce que hurle la racaille !

- Quel homme aigri et singulier, vous êtes devenu, Károly. Moi j'ai été extrêmement enthousiasmée par ce que Raganza veut...

- Je sais. Les femmes sont toutes très enthousiasmées par ce que Raganza veut.

[...]

À partir de ce moment, ils discutèrent plus vivement. Károly Bolza essaya de prouver que l’affranchissement des foules opprimées (il était depuis six mois l'un des dirigeants d'une organisation qui avait de telles visées) primait la grande pensée humaniste représentée en ce moment par la puissante conception politique de Raganza. Il n'est pas possible de ramener la question de l'humanité entière à celle d'un individu que l’on doit perfectionner par rapport à son état de nature. Les humanistes envisagent la question comme si Adam vivait toujours au paradis, seul, ou tout au plus à deux, avec son autre moitié qui le complète, la femme, et cet unique spécimen humain, il faut le rendre le plus heureux possible, le plus magnifique, peut-être même encore plus magnifique que celui qui l'a créé à sa propre image, Dieu. Il faut lui coller des ailes aux épaules, des bottes de sept lieues sous les pieds, un œil de cristal sur le front pour qu’il voie dans l’infini, il doit conquérir l’arbre de la Connaissance de la Vie Éternelle !

[…]

 

- Le 18 juillet ! Est-ce que tu le sens ce jour, Raganza ? Moi je le sens, avec une telle euphorie, si tremblante, comme si je le regardais en arrière, de très loin, du futur ! Quel jour cela aura été ! Dans la rue des foules s'égosillent, entends-tu au loin ce grondement sourd ?

Et au loin, à travers les rues, on l'entendait déjà.

- Acropolis! Acropolis!

- Tu entends ce qu'ils crient? Acropolis !...

C'est ainsi qu'ils nommaient la Ville des Rêves, la Ville de l'Humanité que Raganza avait rêvée à l’emplacement d’Alexandrie, sur les bords du Nil. Le rêve avait déjà entraîné les foules dans l'esprit desquelles le terrain était préparé, il n'avait pas encore pris corps, mais ils y croyaient déjà plus qu'aux villes réelles. Ils voyaient déjà ses tours merveilleuses : la grande place d'où rayonnent dans toutes les directions les voies de marbre. La capitale de l'Europe, à la place d’Alexandrie ! Le rêve de la Grande Union grisait déjà les cœurs, et comme lorsque la fièvre lente fait éclore tout à coup ses rougeurs sur toutes les parties du corps, les drapeaux s’étaient déployés partout où vivaient des hommes, presque au même moment, comme si ce n'avait même pas été Raganza qui l'avait imaginé, comme si au même instant, dans chaque contrée du monde, s'étaient éveillées à ce rêve tant de forces inemployées pour s'unir à présent dans un désir brûlant.

[...]

István Kalp exposa brièvement la situation. La chambre est réunie, on n'a pas encore pris de résolution. La foule, calmement pour l'instant, a pris place sur la rive du fleuve, en face du bâtiment. Elle exige la démission de Calvil, sur-le-champ. Elle attend Raganza. Dans les rues, on défile aux cris d'« Acropolis! Acropolis! ». Les canons, comme il a été convenu, sont tenus non chargés dans la cour de l'Hôtel de ville : en deux minutes on peut les faire rouler dehors. Le parti dirigeant s'obstine : ils ne sont pas disposés à céder la place. C'est l'état d'exception qui les y a mis, ils plaident dogmatiquement leur bon droit. Tout dépend de la possibilité qu'aura Raganza de devancer ou non l'entrée des troupes.

- Et le général Garr ?

- J’ai parlé avec lui il y a dix minutes. Il serait heureux que vous preniez le commandement, Raganza : vous êtes désormais le seul à pouvoir rétablir l'ordre. Mais maintenant, tout de suite : ce qu’aujourd'hui, en ce jour critique, nous laisserions passer, il se peut que même vingt ans ne suffiraient pas pour le rattraper ! Aujourd'hui, avec trois fusées, quelques paroles audacieuses et viriles, nous obtiendrons un plus grand succès que demain avec cinq mille canons. Oui, il faut faire de l'ordre, que finisse cette démence qui dure depuis trois ans, que finisse le régime de terreur des théoriciens qui, penchés sur leurs livres, distribuent la vérité, avec fanatisme et arrogance, et croient qu'en appliquant le résultat final qui concorde sur le papier il y aura aussi de l’ordre là, dans la réalité. Tout le monde est furieux contre eux, ils ont embrouillé la situation, et maintenant ils sont là à bricoler et à lambiner pour de nouveau la disloquer, en vain ! Tout le monde attend de Raganza le coup de maître qui lui permettra de trancher le nœud.

 

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