Frigyes
Karinthy : "Nouvelles diverses"
Enfant de mon siÈcle
ujourd’hui
j’ai encore fait un bout de chemin sur la machine à explorer le
temps, à rebours cette fois. Je me suis installé dedans
l’après-midi, j’ai parcouru une demi-année
lumière par seconde, et un bon quart d’heure après
j’ai arrêté le moteur.
Le compteur de dates indiquait le 8
février 1487.
La machine était garée
à l’endroit d’où elle était partie : sur
la rive du Danube, au sommet d’un monticule. Non loin de moi, sous la
surveillance de soldats en armure, des paysans édifiaient un pont
flottant. En face, sur la rive droite, côté Buda, d’autres
armures étincelaient, une compagnie bigarrée serpentait en
direction du château.
Je bondis de ma machine et
m’approchai du soldat le plus proche.
- S’il vous plaît,
qu’est-ce que c’est que cette
armée-là ? – demandai-je courtoisement.
Pouvez de vos yeux voir
– répondit le soldat, dans le style particulier du vieux
langage. - De Visegrád la gent
armée fait entrée sous notre bon roi Mátyás.
Ah, oui, c’est juste, nous sommes en
effet sous le règne du roi Mátyás. Mais pourquoi a-t-il
quitté Visegrád ? Se
préparerait-il à quelque chose ?
- Et pourquoi à la tête
d’une si grande armée ? – demandai-je.
- Guerroyer contre les Turcs, il
va – répondit le soldat.
Oh, bien sûr, ça va se
terminer par une guerre. Des visions éblouissantes fusent dans mon
esprit ; en effet en l’espace de quelques jours je pourrais
être le Messie, le plus grand homme de ce temps, grâce au savoir et
à la conscience que j’ai emportés avec moi depuis mon
vingtième siècle. Le roi Mátyás, qui au demeurant
est homme de ressource, quelles merveilles il pourrait accomplir grâce
aux découvertes que moi, enfant du vingtième siècle, je
pourrais lui révéler ! Qu’est-ce que Vienne pour
lui ; il occuperait Paris et Londres, toute l’Europe, le monde
entier ; pour de longs siècles à venir il ferait de ma patrie la plus grande nation de la
terre ; il réécrirait l’histoire ; les
universitaires vont en faire une tête !
À quoi bon ennuyer le lecteur avec
les détails ; par mon action énergique, je me trouvai deux
heures plus tard face au roi Mátyás.
Sa Majesté me donna
l’impression d’un homme très sympathique,
compréhensif, affable. Il n’est même pas vrai qu’il
aurait un si gros nez, il a un nez tout à fait ordinaire et plaisant,
semblable au mien.
Il s’adressa à moi en latin.
Malheureusement j’ai suivi la filière technique (au lycée
de
Sa Majesté m’a
écouté gracieusement jusqu’au bout, on m’a ensuite
conduit dans un grand atelier et on m’a délégué des
ouvriers. Sa Majesté tenait à suivre personnellement les
préparatifs, elle fit approcher son trône et s’assit au
milieu de l’atelier.
Je commençai mon
exposé :
- Tout d’abord nous allons
construire un fusil capable de tirer une soixantaine de balles à la
minute, tout simplement en mesure de faucher les rangs des assaillants. Un tel
mécanisme s’appelle une mitrailleuse.
Les ouvriers attendaient mes ordres le
souffle coupé.
- Ben – commençai-je - prenons
tout d’abord un machin…
Zut alors… Comment on fabrique les
mitrailleuses, au fait ?
- Ben – dis-je en
prenant une large respiration – prenons donc un, comment
ça s’appelle, un truc…
ça
alors, comment on fait une mitrailleuse ?… Je me rends compte que je
n’en ai pas la moindre idée. Il doit falloir lancer quelque chose
comme un film, et puis le tourner ; j’ai lu un jour dans la rubrique
"Par-ci Par-là" la façon de la monter, mais
c’était une description extrêmement sommaire, sans
même la moindre illustration.
Je me sens rougir.
- D’ailleurs – dis-je
avec désinvolture – ce n’est pas si important.
Nous allons plutôt fabriquer un avion avec lequel on pourra voler
au-dessus de l’ennemi et lui lancer des bombes. En une heure nous
arriverons à disperser toute l’armada turque !
L’auditoire était tout
ouïe. Je me mis à parler :
- Donc, pour fabriquer un avion on
prend deux larges armatures toilées, puis on les assemble comme
ça, en biais, il faut ensuite une hélice de cette forme,
propulsée par le moteur…
Le Juste intervint avec
bienveillance :
- Un instant, mon compère, la
Machine que moteur tu nommes, comment sera-t-elle ?
- Ah, c’est vrai, le
moteur – dis-je étourdiment – le moteur,
pour le fabriquer, il convient…
Mince alors. Qu’est-ce que j’en
sais, moi, comment on fait pour fabriquer ce moteur ? Je ne suis ni
ingénieur, ni serrurier, je ne suis en fait que journaliste.
Qu’est-ce que je vais faire
maintenant ? Là on ne rigole plus, il faut leur montrer quelque
chose à ceux-là, parce que ce rougeaud à la figure
renfrognée (on dirait un chef de guerre) commence déjà
à me lorgner de travers. Hop là ! Je suis
sauvé ! Si je leur fais une démonstration du
télégraphe, ils vont tomber de leur chaise ! Je change
rapidement de sujet.
- Avant d’entamer cette
fabrication, on aura d’abord besoin d’une construction qui
permettra des dialogues à cent miles de distance, afin que notre
avant-garde puisse nous renseigner sur la position des troupes ennemies…
Le rougeaud me coupa la parole, apparemment sans la moindre
bienveillance :
- C’est bel et bon l’ami,
c’est bel et bon, mais qu’enfin nos gens voient chose
achevée.
Ma voix tremblota un peu :
- Bien entendu, tout de suite. Il ne
nous manque pour cela qu’une batterie électrique…
- C’est bon, hâte-toi,
hâte-toi. Ton savoir nous délivre – dit le rougeaud. Il
est carrément inamical ce type. Et comment se permet-il de me
tutoyer ? Il n’a aucunement le droit de me tutoyer. Je vais de ce
pas leur fabriquer une batterie électrique… Si je savais au moins
comment ça se constitue, non d’une pipe, on nous l’a bien
expliqué à l’école, mais justement je n’avais
pas appris cette leçon car on ne devait pas être interrogé
là-dessus.
Je tentai d’ouvrir la bouche deux ou
trois fois mais j’y renonçai finalement, anéanti. Le
rougeaud regarda le roi. Le roi aussi regarda le rougeaud.
Le rougeaud déclara :
- Majesté, m’est avis que
ce ribaud bouffi d’insolence se rit de votre Majesté.
Je vis le roi rougir, se lever et quitter
la salle sans mot dire.
Le rougeaud fit un signe à deux
soldats.
- Pendez-le haut et
court ! – dit-il en me désignant.
Deux minutes plus tard je fus convaincu
qu’on savait déjà aussi bien pendre sous le roi
Mátyás que de nos jours. La seule chose qui me consolait était
de savoir que de toute façon, à la fin du dix-neuvième
siècle je renaîtrais au monde et à cette occasion-là
le pays me serait sûrement reconnaissant de ne pas avoir aidé le
roi Mátyás contre les Turcs, Turcs qui aujourd’hui sont nos
braves et courageux alliés.