Frigyes Karinthy : Drames à l’huile et au vinaigre

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AILLEDA

 

(Impressions de mon petit garçon, impartiales, exemptes de considérations esthétiques, musicales et dramaturgiques, sur le chef-d’œuvre de Verdi, accompagnées d’un regard particulier au livret.)

Ça commence par la scène où des bohémiens se mettent à jouer devant le rideau à un tas de choses, aussi des pointues mais surtout des épaisses. Ils ne cessent pas de jouer même quand le rideau monte, seulement leurs jeux deviennent encore plus épais, comme au restaurant. C’est vrai, parce qu’il y a une sorte de restaurant au fond de la scène, il ressemble au Café Marocco. Devant il y a le trône du roi, mais avec personne dessus quand arrive Monsieur Adamès ; il porte une jupe courte bigarrée et les cheveux coupés à la garçonne, une épée au flanc pour montrer qu’il est le chef de la guerre. À ce moment-là on fait de la musique en bas, ça le fait chanter lui aussi, mais tristement parce qu’il ne parle que l’allemand, ça ne l’empêche pas de répéter Ailleda, Ailleda pour qu’on arrête enfin la musique et qu’on puisse se parler. Alors arrive une cuisinière noire avec beaucoup de cheveux qui a fini sa vaisselle. Elle aussi chante tristement, parce qu’elle aime beaucoup Monsieur Adamès qui a une chambre en sous-location chez la famille du roi, mais elle ne peut pas l’épouser parce qu’il faut qu’elle chante tout le temps. Alors Monsieur Adamès prend peur, il se met à chanter d’une voix grêle, grêle, comme s’il était malade, il met sa bouche en cul-de-poule comme une morue, mais ils ne se parlent toujours pas.

Alors, quand il y a deux messieurs qui jouent joliment de la trompette et vient le roi, et avec lui une Gitane qui a un nom de cigarette et qui est la fille du roi, et ils s’assoient sur le trône ; Monsieur Adamès arrête vite de chanter et se met à gratter le tapis, mais pendant ce temps Ailleda, la cuisinière, entre vite au café Marocco pour ses petits besoins, mais même de là on l’entend chanter ; alors sur la scène tout le monde se met à chanter à la fois très fort, d’une voix épaisse, pour que tout le monde chante vite, et qu’on ne l’entende pas, et le rideau tombe.

Dans la partie suivante la fille du roi au nom de cigarette, Amnéris, fait la paresseuse sur un canapé délabré, et les petites confiseuses et les clowns du Beketow[1] et des petits nègres font la queue. Alors, quand commencent le djaz et la danse, la fille du roi appelle la cuisinière et elles chantent en compétition au sujet de Monsieur Adamès, pour savoir qui peut chanter plus vite et plus aigu, et c’est la cuisinière Ailleda qui gagne parce que c’est elle qui chante le plus pointu ; et alors la fille du roi se fâche tout rouge et ne veut pas payer, et Ailleda la supplie de payer, mais la fille du roi la menace de parler à Monsieur Adamès, et alors il ne l’épousera pas, mais alors juste au moment où ce serait le plus intéressant, le rideau tombe encore.

Dans la troisième partie Monsieur Adamès revient pieds nus de la guerre, où il était directeur général et il a vaincu tout le monde ; il chante très joliment à la fille du roi pour qu’il ne soit plus obligé de porter une jupe, et il promet d’être très sage. Et on accompagne beaucoup de Gitans au commissariat de police, ceux que Monsieur Adamès avait courageusement attrapés et giflés, mais le chef des Gitans qui ressemble à Monsieur Gara a encore envie de chanter par vantardise, parce qu’il faut savoir que c’est le papa de Ailleda, et Ailleda veut le dire mais son papa lui ordonne de la boucler. Alors Amnéris et Monsieur Adamès se mettent à danser, et la cuisinière trébuche dans le tapis et tombe à plat ventre, et pourtant personne ne rit.

Après il y a un entracte pour qu’on puisse relever Ailleda, et ensuite vient la partie la plus costaude, avec le fleuve Nil, mais on ne voit ni hippopotame ni crocodile, on ne voit toujours que Ailleda avec qui son papa n’arrête pas de se chamailler, il veut tout le temps la gifler, mais arrive Monsieur Adamès et alors le papa se cache derrière un arbuste. Alors Monsieur Adamès déclare qu’il s’était simplement enfui, mais malgré ça la stupide Ailleda chante toujours aussi fort et Monsieur Adamès a beau lui demander de ne pas chanter aussi fort parce qu’on va venir, Ailleda lui réplique que c’est lui qui chante le plus fort, et ils se chamaillent jusqu’à ce que vienne la fille du roi et qu’elle crie traître, traître, il s’est trahi. Ailleda se sauve et Adamès reste là, tout honteux.

Ensuite vient la dernière partie dans laquelle la fille du roi pleure et deux hallebardiers du musée d’histoire naturelle ramènent Monsieur Adamès, qui a une drôle de démarche dans sa jupe et qui répète « ik kannikt, ik kannikt » ce qui veut dire qu’il ne peut pas chanter parce qu’il a mal à la gorge, on l’entend bien d’ailleurs, mais il est obligé de chanter. Alors viennent à la queue leu leu les chiffonniers et ils crient « trahison, trahison, que vend-on dans cette maison ? », et Monsieur Alajos de la banque se trouve parmi eux. On entend aussi quand ils disent « défends-toi », mais Monsieur Adamès ne peut plus du tout chanter et alors on le met dans une cave, où on ne lui donne pas à manger et il a déjà très faim et il pleure, et alors tout à coup la cuisinière Ailleda descend aussi dans cette cave, dit qu’elle lui a apporté à manger, mais alors il fait tellement noir qu’ils ne trouvent pas leur bouche, et en haut au premier étage on rigole d’eux, et alors ils sont tellement bêtes qu’ils ne voient pas qu’on peut se sauver de cette cave par-devant et on peut monter à l’étage, et si le concierge s’amène il suffit de le gifler, et alors tous les deux se couchent pour dormir et il n’y a plus rien.

 

 Suite du recueil

 



[1] Grand Cirque de Budapest.