Frigyes Karinthy : Drames à l’huile et au vinaigre

 

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Pourquoi je n’ai pas Écrit de piÈce ?

 

C’est parce que je me suis dit : bon, maintenant je m’assois, j’ai une semaine de liberté, je vais écrire la pièce. Sous "la pièce" j’entendais toujours une chose étrange et merveilleuse ; une lumière inconnue, complètement différente de ce qu’on appelait pièce jusqu’alors – quelque chose que l’on ne jouerait peut-être même pas sur une scène – peut-être faudrait-il édifier, pour la jouer, un bâtiment totalement inconnu, moderne, une sorte de haute tour ou une coupole tournant lentement, ou je ne sais quoi. En un mot, j’ai toujours pensé quand je songeais qu’il fallait écrire une pièce, voire qu’il ne fallait écrire que cette seule pièce-là, qu’il ne fallait et je ne devais écrire rien d’autre, puisque je n’ai rien d’autre à faire en ce monde que d’écrire cette pièce-là – j’écrirai la pièce, pour exécuter ensuite mon projet favori, le gracieux salto mortale du haut de la Tour Eiffel. De cette pièce-là je n’ai jamais su rien de plus que ceci : après sa représentation tout autre effort deviendra superflu ; je ne savais rien d’autre, puisque moi-même aussi je m’évanouirai à sa représentation, tellement cette pièce sera incroyablement étrange. Je ne pouvais pas savoir davantage, puisque si j’avais su, ce "davantage" m’aurait convaincu que "cette Pièce" n’est pas simplement une pièce. Me sont bien venus à l’esprit certaines situations, certains personnages ou des histoires dialoguées, comme à n’importe quel apprenti barbier, je ne dis pas le contraire. Mais il ne pouvait pas être question, n’est-ce pas, que j’en compose une pièce ; mes apports ne pouvaient trouver une raison d’être que si la Pièce existait déjà. Je devais donc d’abord écrire cette Pièce-là – que saurait-on sinon de moi ? Un athlète, lui, jongle d’abord avec des petits ballons en caoutchouc devant son public, c’est seulement après qu’il passe à des tâches plus compliquées – pour finir par soulever un poids de cinq mille kilos. Moi je voulais être un athlète à l’envers : montrer d’abord ce que je sais faire, pour pouvoir ensuite jouer avec les ballons à ma guise, pour que personne ne puisse dire : il fait cela parce qu’il ne sait pas faire plus difficile.

C’est ainsi que j’ai décidé de repousser mes projets achevés, mes esquisses déjà élaborées. Je les ai mis de côté, je les ai faits et je les fais attendre, pour ne pas devancer le travail dont j’ignorais tout pour le moment, travail pour lequel je n’avais encore ni thème ni intrigue ni personnages – je savais seulement qu’il serait immensément beau. Et je me suis lancé à chercher un sujet – je cherchais une histoire dont parlerait ma pièce. Et je cherchais partout, chez moi et dans la rue, sur la montagne et dans la vallée, dans le ciel et par terre ce qui se passera dans cette pièce. En cherchant je suis tombé dans le fossé, j’ai coulé au fond de la mer, j’ai été aspiré par la terre et recraché par le volcan – j’ai été dans la bataille, j’ai croupi en prison, j’ai été pendu, on m’a tiré une balle dans la tête et des gens autour de moi mouraient et naissaient, je fus la cause de tragédies allègres et partie prenante de comédies épouvantables – mais je ne me suis aperçu de rien de tout cela, parce que moi je cherchais une petite histoire, les yeux cloués au sol, pendant que les étoiles brillaient au-dessus de moi. Cent auteurs dramatiques trouveraient de quoi vivre s’ils écrivaient tout ce qui m’est arrivé pendant que je cherchais un sujet pour ma pièce – justement peut-être parce que je n’y prêtais pas attention, j’étais distrait, comme quiconque à la recherche de quelque chose.

Mais cette fois j’en ai assez, j’arrête. Qu’un autre que moi écrive la Pièce – je ne sourirai plus en moi-même quand retentit la recommandation quotidienne : « c’est sur ce qui est arrivé à mon beau-frère que vous devez écrire une bonne pièce, Maître ! » J’écris ce qui est arrivé à son beau-frère, et j’écris ce qui m’est arrivé à moi – je n’ai plus envie de chercher.

Monsieur le Rédacteur, je n’ai pas écrit de pièce. Monsieur le Professeur, je n’ai pas préparé. Mais maintenant j’écris, j’écris, je le sens – car j’ai perdu la foi de trouver un jour un sujet. La lumière intérieure s’est éteinte – j’ouvre mes yeux fermés, ils n’avaient observé que vers l’intérieur : qu’ils s’emplissent des rayons gris du soleil. Mon âme, mon imagination se sont éteintes : qu’advienne donc la Réalité, la Vraie Vie, c’est cela, un grand auteur dramatique. Je n’ai plus rien à vous dire : je vous dirai donc la vérité.

Comment c’était déjà, cher Monsieur Kovács, avec votre beau-frère ?

 

Suite du recueil