Frigyes Karinthy : Drames à l’huile et au vinaigre

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l’auteur dramatique divorce

 

Comédie en trois actes

 

Personnages :

 

ERNŐ VAJDA[1], publiciste et auteur dramatique

PUBLICA THÉÂTRALE, sa femme

PROBLÉMA, actrice veuve

LÁSZLÓ BEÖTHY, directeur volage

BÉLA SZENES, comte italien

 

 

Premier acte

 

(Parterre aménagé avec un goût bourgeois au Théâtre Magyar. À droite et à gauche deux issues de secours.

Dans le fond un rideau fermé.)

 

 

LÁSZLÓ (vient de droite, regarde sa montre) : Zut, ils n’arrivent toujours pas ? Bon, voyons la représentation. Ils m’en donnent du fil à retordre.

PUBLICA (entre de gauche, en tenue de soirée) : Bonsoir, cher directeur. Moi je suis prête.

LÁSZLÓ : Et l’auteur ?

PUBLICA : Oh, mon cher mari, lui, il est très occupé. Il vous fait dire qu’il ne va pas tarder. Vous savez, il est l’auteur dramatique le plus occupé aujourd’hui. Il a des sujets magnifiques, et vous savez bien qu’il adore son métier – il travaille trop, le pauvre. En ce moment même (elle désigne le rideau) il reçoit une dame qu’il devra mettre en pièce. Une certaine Probléma.

LÁSZLÓ (chaleureusement) : Chère Publica, cet homme vous néglige, il ne mérite pas une femme aussi adorable.

PUBLICA : Je sais, László, que vous m’aimez aussi. Mais vous jugez mal mon mari. Lui, il m’aime vraiment et il est l’homme le plus charmant du monde, mais sa vocation passe avant tout ! Vous verrez, il va très vite laisser tomber cette panthère et il va arriver. (Elle applaudit.) L’auteur ! L’auteur !

VAJDA (apparaît à pas rapide devant le rideau) : Que veux-tu, ma chère Publica ?

PUBLICA : On va être en retard pour la représentation.

VAJDA : Tout de suite, mon petit, juste cinq minutes encore ! J’écris une pièce vraiment intéressante. Figure-toi, je raconte un auteur dramatique qui néglige le public. Il va payer ça très cher, le public va le laisser tomber à la fin. Il le méritera, le salaud. Je le prouverai au troisième acte. Encore cinq minutes ! (Il disparaît derrière le rideau.)

LÁSZLÓ : Vous entendez ? Vous l’avez entendu ?

PUBLICA : Non, non. Vous allez voir qu’il va venir si c’est moi qui le veux. (Elle tape des mains.) L’auteur ! L’auteur !

VAJDA (sa voix derrière le rideau) : Ma chérie, je ne peux pas venir. Mademoiselle Probléma est en train de me montrer l’emplacement où son mari, ce Ferenc Molnár l’a battue.

PUBLICA (hors d’elle) : Ça suffit, je ne vais pas tolérer cela ! (Elle fonce derrière le rideau, on entend un grand bruit.)

VAJDA (surgit de derrière le rideau, suivi de Publica) : Ce n’est pas permis ! Une dame ne fait pas des choses comme ça !

PUBLICA (les yeux étincelants) : Un gentleman non plus ! Tout est fini entre nous ! Je te quitte ! Tu peux retourner chez ta Probléma !

VAJDA (étonné) : Oui ? Nous en sommes là ?

PUBLICA : Oui. Tout est fini entre nous ! (Elle part en courant.)

VAJDA (à László Beöthy, douloureusement) : Et toi ?

LÁSZLÓ : C’est bien fait pour toi. Elle a raison. Je la suis. (Il part.)

VAJDA (les regarde partir, hausse les épaules. Puis il s’assoit lentement devant la trappe du souffleur, tire le rideau vers lui, le flaire, y enfonce sa tête. Il pleure.)

 

Rideau

 

DeuxIÈme acte

 

(Sur la scène. Un an plus tard. le même rideau, vu cette fois de l’intérieur. Au milieu une table, Vajda est assis à la table et travaille tristement.)

 

LÁSZLÓ (entre lentement par la droite) : Que fais-tu, Ernő ?

VAJDA (lève la tête) : C’est toi, László ? Tu vois, je travaille.

LÁSZLÓ : Vraiment ? Et à quoi ?

VAJDA : Comme d’habitude. J’écris un drame.

LÁSZLÓ : Et Publica ?

VAJDA (orgueilleusement) : En vadrouille, je ne sais pas. De toute façon, je me marie.

LÁSZLÓ : Qui est-ce que tu épouses ?

VAJDA : Mademoiselle Probléma Dramatique. Elle est jolie et sérieuse. Nous nous aimons. En ce moment aussi, je m’occupe d’elle.

LÁSZLÓ (dubitatif) : Eh bien, félicitations.

PROBLÉMA (apparition féerique, portant un peignoir aguichant) : Comment vas-tu, mon Auteur ? Où en sommes-nous ?

VAJDA (solennel) : C’est à peu près terminé – tu m’appartiens. Je te solutionnerai ce soir. Qu’on m’appelle Garrick si je me trompe.

PUBLICA (fait une entrée fracassante par la droite) : Bonjour !

VAJDA (pâlit) : Qu’est-ce que ça signifie ?

PUBLICA (légèrement) : Oh, rien ! Je ne voudrais pas vous importuner, cher Auteur, je viens seulement vous demander de nous mettre en pièce pour un drame. Nous sommes un thème de haut intérêt. Un cas pour vous qui, paraît-il, aimez les Probléma. (Naïvement.) Alors mettez-nous en pièce.

VAJDA (sidéré) : Nous ? Qui ?

PUBLICA : Pardon, je ne vous l’ai pas encore dit ? Quand je me suis déparée de vous, je me suis rendue en Norvège, et là j’ai par hasard fait la connaissance du Margrave espagnol Henrik Ibsen. Il est tombé éperdument amoureux de moi, ce fou. Il a juré que je serais à lui. Je l’ai épousé.

VAJDA (les yeux sanguinaires, ironique) : Vraiment ?

PUBLICA (naïvement) : Vous ne connaissez pas son nom ?

VAJDA : Jamais entendu.

PUBLICA : Ça m’étonne. Mais je suis sur le point de divorcer. Cet autre fou m’attend en bas.

VAJDA : Quel autre fou ?

PUBLICA : Ce comte italien. Béla Szenes m’attend à la porte.

VAJDA : Et c’est à cause de lui que vous voulez abandonner votre mari ? C’est une honte.

PUBLICA : En quoi est-ce que mon mari vous regarde ? Vous craignez pour moi ?

VAJDA (dédaigneux) : Pour vous ?

PUBLICA : Alors, occupez-vous plutôt de votre fiancée. Et si vous ne voulez pas écrire notre histoire avec Henrik, mon mari, eh bien, quelqu’un d’autre l’écrira. Ça ne manque pas les auteurs dramatiques à Pest, qui seraient heureux de recevoir un tel thème. Si je le raconte à Szomory, il en fera cinq actes. Alors je vous quitte, je vois que vous êtes très occupé.

VAJDA (furieux) : Où allez-vous ?

PUBLICA : Szenes m’attend en bas.

VAJDA (lui barre la route) : Je ne vous permets pas.

PUBLICA (digne) : Vous n’avez pas le droit de me retenir. (Elle crie.) Béla !

BÉLA SZENES (en culotte de cheval) : Mon amour de Publica, je t’embrasse partout !

PUBLICA : S’il vous plaît, Béla, protégez-moi ! Passez devant !

VAJDA (hors de lui) : Je les suis ! Je ne permets pas qu’elle trompe son mari avec ce godelureau, si déjà elle m’a trompé, moi !

PUBLICA : Vous allez nous suivre, comme ça ? Et que faites-vous de votre fiancée ? Ne lui avez-vous pas promis de solutionner pour ce soir…

VAJDA : Probléma, c’est maintenant le cadet de mes soucis ! C’est toi que je veux ! C’est toi !

 

Rideau

 

troisiÈme acte

 

(Même lieu, une heure plus tard)

 

VAJDA : Vous resterez ici. Vous ne bougerez pas d’ici d’un iota.

PUBLICA : Laissez-moi au moins descendre une minute dans la salle, pour me changer.

VAJDA : On a le temps. Vous attendrez votre mari ici – je ne vous permets pas de rejoindre ce condottiere italien. Je défends l’honneur de votre mari !

PUBLICA : Et Probléma ? Votre fiancée ?

VAJDA : Ça fait belle lurette que je l’ai oubliée. (Avec une profonde ironie.) Elle se trouve chez Ferenc Herczeg.

PUBLICA : Chut, taisez-vous, je crois que le comte arrive.

VAJDA (violemment) : Celui avec qui vous comptez tromper votre mari ? Ce brave Henrik ?

PUBLICA (innocemment) : Je ne comprends pas pourquoi vous prenez la défense de mon mari. D’autant plus que je ne lui ai jamais appartenu – il m’a seulement sauvagement mordue ici, sur ma conscience ! (Elle tente de retirer son corsage.)

VAJDA : Je n’ai aucune envie de le voir !

SZENES (entre de gauche en culottes de cheval) : Je mordille ton oreille, Publica ! Je ne peux plus attendre – cela fait une heure que je suis assis au Renaissance, et tu ne viens toujours pas.

PUBLICA : Cher Béla – vous rappelez-vous ce que j’ai dit ? Que je serai à vous si j’apprends que mon mari ne m’aime plus. Mais je viens de décider de retourner quand même chez mon mari qui m’attend toujours. Adieu ! Oubliez-moi !

SZENES (se prosterne profondément.)

PUBLICA : Bravo ! Refaites-nous ça !

SZENES (il se prosterne une nouvelle fois.)

PUBLICA : Adieu !

SZENES (mélancolique) : Vous ne m’applaudissez même pas ?

PUBLICA (lui touche tendrement le visage) : Oubliez-moi !

SZENES : Adieu ! (Il part.)

VAJDA : Vous retournez donc chez le prince Ibsen ?

PUBLICA : Je retourne chez mon époux. (Elle s’incline vers lui, applaudit silencieusement.)

VAJDA (attendri) : Publica, qu’est-ce que cela signifie ?

PUBLICA (lui applaudit l’oreille.)

VAJDA (épanoui) : Alors… C’est moi… C’est moi que tu aimes ?

PUBLICA (sans mot dire lui applaudit la bouche.)

VAJDA (explose) : Publica ! Et ton mari ?

PUBLICA : Qui ça ?

VAJDA : Le Henrik Ibsen.

PUBLICA : Allons, laisse tomber. Ce n’était que mensonges. Je l’ai inventé de toutes pièces.

VAJDA : Alors, Ibsen n’existe pas ?

PUBLICA : Petit bêta. Bien sûr que non.

VAJDA (l’étreint fougueusement) : Oh, toi, divine ! Tu es merveilleuse ! Tu as le meilleur goût ! Un œil sûr ! Une critique parfaite !

PROBLÉMA (enfonce la porte, les aperçoit) : Ah, nous en sommes donc là ? Et moi, qu’est-ce que je deviens ?

VAJDA : Je m’en balance ! Allez chez Bernard Shaw ! Allez chez Gerhardt Hauptmann ! Allez chez le Kaiser ! Ils vous solutionneront ! – Publica, tu m’aimes ?

PUBLICA : L’Auteur ! L’Auteur !

VAJDA : Je suis ici ! Je suis ici ! Je suis à toi ! Je ne t’abandonnerai plus jamais ! (Il court devant le rideau.)

 

Rideau

 

Suite du recueil

 



[1] Ernő Vajda (1889-1964). Auteur dramatique, scénariste ; László Beöthy (1873-1931). Directeur de théâtre ; Béla Szenes (1894-1927). Écrivain, journaliste.