Frigyes Karinthy : "Intimités d’écrivains"

 

afficher le texte en hongrois

Machine du temps

 

Lexcellente invention de H.G.Wells, la machine à explorer le temps, s’est garée devant la maison. J’ai vite sauté à bord et fait démarrer le moteur à rebours. Les roues se sont élancées en vrombissant, l’hélice s’est mise à tourner à une vitesse insensée. Nous restions en place, mais je savais que nous voyagions : le compteur de temps cliquetait à toute allure, jours et heures parcouraient leur tour de cadran en quelques instants. Une minute plus tard le compteur d’années indiquait déjà 1916, puis 1915. J’ai donné un tour supplémentaire au volant… 1914… octobre… septembre… août… juillet… 28… 26… 21… stop ! Nous y sommes. Crac, la machine s’arrête.

Je saute à terre et regarde autour de moi. Nous nous trouvions toujours au même endroit – mais quel changement ! Des lampes à arc étincelant illuminent le boulevard, des trams à demi vides courent le long des rails. Un monsieur en costume de flanelle me contemple avec curiosité depuis la fenêtre du café : devant lui sur la table un café avec double chantilly, deux petits pains "de l’empereur" et un chausson – qui se souvient encore des chaussons ?

J’ai un léger vertige sous le poids des souvenirs qui m’assaillent – mais ensuite je me ressaisis : ce n’est pas pour rêvasser que je suis revenu dans ce domaine du temps passé. J’ai des choses importantes et urgentes à régler ici, or dans une heure je dois déjà rebrousser chemin, on ne m’a prêté la machine que jusqu’à six heures.

Au travail donc, vite, au boulot ! Ramassons nos souvenirs : où peut bien se trouver le monsieur que je cherche ? Vu l’heure, probablement pas chez lui – il doit être quatre heures et demie, il y a quatre ans à cette heure-ci j’avais l’habitude de m’installer au café Abbazia, au fond, dans une des loges.

Je prends le tram et j’en descends une minute plus tard. J’avais bien raison : je me reconnais à travers la vitre. Je suis bien là, assis à ma place habituelle, j’ai un peu plus de cheveux et dix ans de rides en moins au visage. Je suis en train d’écrire.

Je cours en haletant jusqu’à la table et je m’assois en face de moi.

Moi en 1918 : Salut ! Je te prie de ne pas t’étonner, j’ai peu de temps. J’ai un urgent besoin de te parler.

Moi en 1914 : (Lève les yeux, il est un peu étonné, mais pas trop.) Tiens… où vous ai-je déjà vu ?

Moi en 1918 : Nulle part. Tu ne me connais pas, moi par contre je te connais bien. Mais laissons cela.

Moi en 1914 : (hausse les épaules) ça m’est égal. Mais tu pourrais revenir plus tard, tu vois bien que je travaille…

Moi en 1918 : À quoi travailles-tu, malheureux ?

Moi en 1914 : J’écris un billet humoristique. C’est vachement marrant, si tu veux savoir. Écoute ça. (Il lit.) « Cet hiver on manque à tel point de charbon que j’ai vu un député au Parlement qui menait lui-même la voiture à charbon pour la conduire à bon port dans sa cave. » C’est vachement bon, hein ?

Moi en 1918 : (étonné) C’est drôle ?

Moi en 1914 : Mais ce n’est rien encore ! Plus bas, j’écris qu’il devient intolérable qu’on demande douze couronnes pour une bobine de fil à coudre (Il rigole.) C’est bon, hein ?

Moi en 1918 : C’est de l’humour ?

Moi en 1914 : Écoute alors celle-ci.  À la fin du billet, il est question d’un Juif en qualité de… ha, ha, ha… qualité de… hi, hi, hi… en qualité de… de premier ministre russe… (il s’étrangle de rire).

Moi en 1918 : (apitoyé) Eh bien, mon gars, on peut dire que j’ai beaucoup progressé en quatre ans. Mais ce n’est pas ce que je voulais te dire. Cesse d’écrire.

Moi en 1914 : Allons donc !

Moi en 1918 : N’as-tu pas entendu parler de la déclaration de guerre ?

Moi en 1914 : (fait un geste de dédain) Je sais ! Nous avons envahi la Serbie, et alors ? En trois semaines tout sera réglé.

Moi en 1918 : Tu crois ? Je ne suis pas de cet avis.

Moi en 1914 : Ne te rends pas ridicule. Peux-tu imaginer au vingtième siècle une guerre qui dure plus de deux mois ? Avec les acquis de la technique moderne ? À l’époque des canons de quarante centimètres ? (Avec un air supérieur.) Au demeurant, sur le plan économique, l’Europe ne pourrait pas du tout supporter une guerre de six mois.

Moi en 1918 : (j’avale ma salive) Bon, entendu. Ne parlons pas de politique. J’ai des choses plus importantes à te dire.

Moi en 1914 : (me fixe) As-tu perdu la tête ?

Moi en 1918 : (fiévreusement) Achète du saindoux, au moins dix kilos, ou plus, et conserve le bien ! Achète du cuir ! Achète du fil à coudre ! Achète du savon ! Achète de la gomme arabique ou ce que tu voudras ! Achète de la pommade !

Moi en 1914 : (sans comprendre) Es-tu cinglé ? Allons, fiche-moi la paix.

Moi en 1918 : (prêt à pleurer) Tu es un âne ! Ne veux-tu pas me comprendre ? Achète du thé ! Achète des citrons ! Achète des clous à ferrer les chevaux !

Moi en 1914 : (en colère) Assez déconné, va-t’en et laisse-moi travailler ! (Il reprend sa plume.)

Moi en 1918 : (au désespoir, je lui arrache la feuille sous sa main) Malheureux, tu veux me ruiner ? Au moins ne salis pas cette feuille de papier – épargne-la, garde-la propre – tu gagneras, je veux dire, je gagnerai davantage si j’écris dessus en 1918 que si c’est toi maintenant !

Moi en 1914 : (furieux) Adieu ! (Il saute et s’en va.)

Moi en 1918 : (résigné) Tant pis, salopard ! J’ai toujours été le cadet de tes soucis ! Je retourne faire le pauvre en 1918.

 

 

 

Suite du recueil