Frigyes Karinthy : Eurêka

 

 

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mon succÈs fou À l’asile d’aliÉnÉs

Cest moi-même que j’interviewe autour d’un concert où j’ai donné une lecture.

Mais oui, voilà. J’ai donné une lecture au Schwartzer[1]. Mais si, je vous en prie – bien sûr que j’écoute les questions, je suis seulement un peu distrait. Les impressions que j’avais de mon extraordinaire public ?

Je n’aurais pas pu rêver d’un meilleur public. Les patients de l’hôpital m’ont écouté jusqu’au bout attentivement et avec bienveillance. Il ne paraîtra peut-être pas exagéré ni immodeste si je vous assure que j’ai eu un succès fou. Le directeur qui m’avait invité à donner une lecture aux malades a été vraiment très aimable, et d’ailleurs je ressens depuis lors des scrupules d’être parti vers une heure du matin de la rue Kékgolyó sans prendre congé.

Pourquoi sans prendre congé ? C’est que…

Ça s’est passé comme ça. Lorsque, deux jours avant la lecture, j’ai rencontré le directeur, et légèrement, comme accessoirement, il a mentionné qu’il organisait un concert à l’hôpital, et qu’il aimerait que j’y donne une lecture à cette occasion, je n’avais encore aucune sorte de pressentiment ni arrière-pensée. J’ai promis volontiers, et entre-temps j’ai peut-être tout oublié, comptant sur eux pour me le rappeler le jour venu. À neuf heures du soir une voiture s’est garée devant notre immeuble. Deux amis à moi sont montés, ils m’ont parlé avec moult tendresses et gentillesses, ils ont dit qu’il était temps de me dépêcher pour ne pas rater la lecture, la voiture nous attendait en bas et ils allaient m’accompagner – ils m’ont assuré être très intéressés par le concert, et que le directeur avait beaucoup insisté pour m’y amener sans faute.

Nous sommes montés dans la voiture et après une conversation joviale nous sommes arrivés là-bas, à Buda. Le directeur attendait déjà à l’entrée, il m’accueillit avec une affabilité ostentatoire. Il était terriblement affable, vous comprenez – si bien que je fus saisi d’une inquiétude indéfinissable.

Non d’une pipe, me suis-je dit, quelque chose cloche, c’est alors que je m’en rendis compte. Comment est-ce que ça s’était passé ? Nous étions assis au Cercle, j’étais en train de présenter une de mes théories dramaturgiques, comment j’imaginais le renouveau du théâtre hongrois – il est vrai que je parlais avec fougue et vivacité, puisque la question me préoccupait ; tout à coup ce directeur s’était approché de moi et m’avait dit qu’il aimerait que je participe au concert à l’hôpital. Il est vrai qu’il avait dit qu’il aimerait que je donne une lecture au concert, mais c’est alors que je me suis rappelé sa façon étrange de me regarder… Et voilà qu’ils m’amènent à deux dans cette voiture, et le directeur m’attend déjà à la porte… Oui, d’accord, un signe de politesse qu’il pensait me devoir en tant que célébrité… mais tout de même…

Pendant qu’on marchait vers la salle, je m’efforçais de bavarder aussi naturellement que possible mais sans cesser d’être attentif, crispé et tendu.

- Dites, Monsieur le Directeur, dis-je avec légèreté, comme un curieux quelconque, comment avez-vous fait venir ici vos pauvres malades ? Car je suppose qu’ils ne viennent pas ici de leur plein gré…

- Oh, répondit le directeur, nous avons déjà une longue expérience ! En général nous attirons les malades sous des prétextes variés. Nous choisissons le prétexte selon le métier ou la vocation de chacun. À l’avocat nous prétendons qu’il est convoqué par le ministre de la justice… Si quelqu’un a la manie d’être le Pape, nous lui disons que Sa Sainteté est attendue par les cardinaux… Nous rassurons le furieux en lui disant que nous l’emmenons à une soirée… Au comédien nous disons qu’il a un engagement… Puis nous les faisons asseoir dans une voiture et les amenons ici gentiment…

- Ah oui, dis-je et je l’ai regardé profondément dans les yeux, et si la personne était, mettons, un écrivain ?

- Mon Dieu, répondit-il avec légèreté, nous lui demanderions peut-être de donner une lecture chez nous !

Là-dessus il me quitta à pas rapides, pour accueillir les invités.

Il est inutile de répéter que je commençais à me sentir tout drôle. Pendant la lecture, constatant qu’on m’écoutait poliment et qu’on applaudissait chaleureusement, mon angoisse a un peu diminué, après tout, s’ils avaient un but précis me concernant, ils n’auraient pas organisé tout un concert. Et s’ils avaient des intentions à mon égard, ils ne me laisseraient pas m’asseoir librement à cette table… on le saurait déjà !...

Après la lecture je me suis un peu mêlé à mon auditoire. J’ai discuté avec quelques aliénés gentils, sympathiques, qui paraissaient être très à l’aise en ma compagnie. À minuit je suis allé retrouver le directeur.

- Je vous remercie vraiment, Monsieur le Directeur, c’était une expérience très enrichissante pour moi aussi. Avec votre permission je me retire, j’aimerais attraper le dernier tram.

À ce moment le directeur me saisit par les épaules.

- Quelle idée, cher Maître !... Nous quitter déjà ?... Je ne vous le permets pas. Vous êtes notre invité d’honneur ! La danse va commencer, vous devez y participer…

Je me suis senti pâlir.

- Mais, Monsieur le Directeur, ai-je balbutié, j’ai promis à ma femme… Ma famille m’attend… Je dois partir…

- Il n’en est pas question, claironna le directeur allègrement, nous ne vous lâchons pas !...

Ce n’était plus une plaisanterie, mon cœur s’arrêta de battre.

- Vous savez que de Buda c’est assez compliqué de rentrer chez moi…

- À quoi bon rentrer ? – sourit gaiement le directeur, ne rentrez pas chez vous. Nous restons ici encore un peu, nous regardons les danseurs, puis nous passons chez moi au pavillon B… Nous nous offrons un bon dîner, prenons un verre, puis vous passez la nuit chez nous, cher Maître, vous dormirez dans la chambre à côté de la mienne…

- À votre disposition ! – ai-je vite répondu, j’ai tourné les talons et me suis mêlé aux malades.

Donc je ne me suis pas trompé ! Sous un prétexte machiavélique, tenir une lecture, ils m’ont kidnappé et introduit parmi les morts vivants…

J’ai couru jusqu’à la porte. Elle était fermée.

J’ai filé dans la cuisine en frôlant les murs, je me suis caché derrière la porte et j’ai attendu qu’un infirmier ouvre. Aussitôt je me suis glissé dehors, j’ai sauté par-dessus la clôture… J’ai couru le long des berges du Danube. Je dois avouer que pendant deux jours je n’ai pas osé descendre dans la rue, ni répondre aux sonneries du téléphone. Je commence seulement à me calmer un peu. Je me suis peut-être trompé. Ils seraient déjà à ma recherche si…

Cela m’arrangerait que vous n’écriviez pas cette histoire… Non que je craigne quelque chose, mais le public ne doit pas s’intéresser… à ma modeste personne – trouvez un autre sujet de reportage. Oh pardon, j’oublie que j’ai raconté tout cela à moi-même… le mieux serait que je m’arrête. S’il vous plaît, Ilona, faites enlever ce miroir.

 

Suite du recueil

 



[1] De Ferenc Schwartzer (1818-1889). Médecin hongrois, cofondateur de l’asile d’aliéné de Lipótmező