Frigyes Karinthy : Eurêka

 

 

afficher le texte en hongrois

lettre

Monsieur le Professeur, ou Monsieur le Rédacteur, ou j’ignore comment vous appeler, vous qui le 16 novembre 2016 déchiffrez ces pages dans le hall de presse du Musée, afin de vous procurer des données d’époque pour votre grand roman historique qui se passe pendant la révolution – alors comment allez-vous, là-bas, dans l’autre siècle ? Je ressens aujourd’hui une envie particulière de converser avec vous, de vous écrire une lettre de la profondeur des temps, à vous qui ne pouvez pas me répondre. J’ai aussi reçu de telles lettres du passé, mais oui, j’ai aussi feuilleté, tremblant d’impatience, les loques jaunies du Moniteur et de l’Ami du Peuple de 1792. Danton, Marat et Camille Desmoulins m’écrivaient de la prison du passé, et j’ai pensé, et je le sais bien, que je deviendrais moi aussi du passé couvert de patine, de l’histoire jaunie, moi avec mon époque, entre les grands murs qui n’ont qu’une seule fenêtre, s’ouvrant vers l’arrière. Et puis j’ai pensé en frissonnant à ce qui aurait pu se passer si les anciennes gens m’avaient une fois appelé directement par mon nom, ou s’ils m’avaient envoyé des messages en me désignant précisément, s’ils avaient tourné leur visage vers moi, s’ils m’avaient regardé – peut-être aurais-je pu leur répondre, en leur criant très fort dans le puits profond, dans la noirceur des temps passés.

Aujourd’hui c’est ainsi que je m’adresse à toi, mon congénère vivant dans cent ans, moi qui depuis longtemps ne suis que poussière. Comme tu es un sage et un géant par rapport à moi, comme je suis pauvre et misérable et déconcerté et aveugle à tes yeux. Il n’existe pas l’empereur, le prince ou le président qui ne serait heureux que tu daignes converser une minute avec lui, et qu’il puisse te demander de bien vouloir regarder dans un manuel et lui dire, jusqu’à quand il a vécu.

S’il te plaît, réponds-moi. Essaye, pousse un grand cri, je l’entendrai peut-être. Ou écris quelques mots ici, dans la marge jaunie du journal, mais appuie bien ton crayon pour que je puisse déjà le lire – à moins que vous n’ayez inventé une encre chimique qui laisse des traces sur le papier cent ans avant qu’on ne l’écrive. Réfléchis, à quel point ce serait important que tu me communiques certaines choses qui pour toi sont faciles à savoir. Que je dois aller ici, mais je ne dois pas aller là-bas, qu’ici il y aura ceci, et là-bas il y aura cela, pour éviter l’un et réaliser l’autre. Car que puis-je moi l’errant aveugle et impuissant, dans cette révolution ? Réfléchis à quel point ç’aurait été utile à Robespierre si le 6 Thermidor je l’avais averti, moi, pauvre petit journaliste, de traiter avec plus de prudence le Comité de Salut Public, parce que le lendemain Henriot arriverait à Paris. Pense à quel point Louis Capet t’aurait été reconnaissant si tu lui avais crié de ne pas changer d’attelage à Varennes, parce que Drouet, le maître des postes, galopait déjà vers le village sur ses chevaux harassés.

Peut-être connais-tu aussi des histoires de ce genre – tu en connais certainement. Réponds-moi, s’il te plaît. Tu vois, je peux même t’apprendre certaines choses – je pourrais te fournir certaines données d’époque, parce que je suis sûr que tu es curieux de connaître des secrets intimes que les ouvrages historiques faussés et prétentieux ne peuvent pas t’offrir, toi qui es, je l’espère, un homme talentueux, et tu détestes autant que moi les tableaux d’époque, faux, partiaux, exagérément romantiques.

Confrère écrivain, s’il te plaît, réponds-moi. Je te supplie de m’écrire incontinent – que va-t-il se passer ? Où allons-nous ? Jusqu’à quand vivrons-nous ? À quoi devons-nous aspirer ? De quoi devons-nous nous préserver ?

Je te prie, réponds-moi ! Je te  parlerai aussi volontiers, je te raconterai ma matinée – mais je suis fatigué, vois-tu, et je sens qu’il ne pourrait y avoir qu’une seule chose grande et vraie : si je pouvais te serrer la main, et si je n’étais pas obligé de périr misérablement, de même que tout ce qui m’était cher, et tout ce en quoi je pouvais croire.

 

Suite du recueil