Frigyes Karinthy : Eurêka

 

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Allez, M.T.K.[1] !

De notre correspondant sportif

Mon cher rédacteur, je vous prends donc au mot. Je vous ai prévenu, je vous ai rappelé que je ne suis pas un spécialiste ; je ne suis qu’un simple écrivain, je vous ai conseillé de faire écrire par quelqu’un d’autre des choses comme tir aux buts ou position de tir. Vous m’avez répondu que c’est de ça que vous aviez besoin, d’un œil profane, innocent, qui voit peut-être davantage, qui a la sincérité de voir et qui sait faire la part des choses. Et, de plus, qui sache s’exprimer avec distinction et raffinement.

Alors, vous l’avez voulu. Vous vouliez de la fraîcheur et de la sincérité. Alors, sincèrement et fraîchement, et même avec enthousiasme, voire distinction, je ne comprends pas, voyez-vous, je ne comprends pas. Qu’est-ce qui fait accourir ici trente mille personnes ? Car ils ont accouru ces gens, ils halètent ici sous le radieux firmament pascal, et, les yeux écarquillés, ils fixent la grande ellipse verte au milieu, et moi je suis rongé irrémédiablement par l’angoisse d’un mauvais doute (ne me consolez pas, mon cher rédacteur, je sens que j’ai raison) : s’il était question, si on avait affiché, que c’est moi qui me planterais au milieu de l’ellipse et, la main sur le cœur, doucement et sentimentalement je réciterais mon poème intitulé "Dimanche de Pâques", dont j’affinais justement la dernière strophe avant qu’on me trimbale ici, bref, un soupçon horripilant me tourmente : cela n’aurait pas fait accourir ici trente mille personnes.

Pourtant nous sommes bien dimanche de Pâques, n’est-ce pas ? Donc ce que j’ai promis, cela concerne essentiellement le public au sens strict du mot. Une poésie parle à tous et parle de tous – or ces vingt-deux hommes en bas ne se préoccupent que d’eux-mêmes, ils ne disent pas un traître mot, ils ne font que gesticuler. Je n’arrive pas à me débarrasser de cette idée. L’arbitre siffle comme s’il se fichait complètement de moi et de toute la littérature.

Mais il se fiche du public aussi. C’est étonnant. Il n’y a pas d’autre branche des spectacles vivants, en incluant le théâtre et aussi le cirque, où les intervenants du spectacle se préoccuperaient aussi peu du public qu’au football – et pourtant c’est ce spectacle-là qui attire le public le plus massif. Si au moins, tout en gesticulant ils dansaient ou ils chantaient aussi ! Si au moins ils mettaient de la musique, un bon petit fox-trot. Ou s’ils saluaient et remerciaient le public pour les applaudissements, après un tir au but bien réussi. Mais il n’en est jamais question. Ceux-là ne regardent ni à gauche ni à droite, ils ne font que s’asticoter furieusement les uns les autres. Qui plus est, ils ont l’air de n’avoir que des jambes, on leur interdit l’usage des mains – s’il y en a un qui l’oublie et lève le bras, c’est le ciel qui tombe et la terre qui tremble, trente mille personnes se mettent à hurler "hands, hands", comme si le fautif avait commis une impudeur, un péché, un acte pornographique. Les pauvres, ils sont tenus de cacher leurs mains comme les femmes devaient cacher leurs chevilles autrefois à cause de la police des mœurs, ils doivent avoir honte de leurs mains, dénier qu’ils en ont. J’ai vu un homme qui, lorsqu’un footballeur a par hasard touché le ballon de sa main, a caché les yeux d’une petite fille innocente près de lui pour qu’elle ne voie pas cette monstruosité.

Les pauvres,  ils sont renfrognés, mais c’est compréhensible. Ils ont ce ravissant ballon appétissant, rebondi, sous le nez, il voltige parmi eux coquettement, allègrement – et ils n’ont pas le droit d’y toucher, sinon avec le bout de leur chaussure. Comment voulez-vous qu’ils aient envie de chanter ? Seul l’arbitre est de bonne humeur, lui, il peut l’attraper s’il veut. C’est normal qu’il siffle gaiement comme un pinson. Il siffle, il sifflote tout le temps, et alors les joueurs se figent, suspendent leur jeu, et lèvent sur lui des yeux étonnés, qu’est-ce qui le rend si guilleret ? Rien n’est assez bon pour lui, il chauffe les gars les uns contre les autres, comme les picadors énervent le taureau. Et le public devient de plus en plus fiévreux. En général le public sait toujours tout mieux, j’ai observé cela. Comme les kibbitz au jeu de carte. À bas l’arbitre, hurlent-ils, il ne voit pas que c’est sorti ? Opata[2], Opata, crient-ils, apparemment quelqu’un a dû rater l’opata, ça doit être une figure que je ne comprends pas, il aurait dû annoncer opata, de sa main. Attaque, nom de Dieu, qu’est-ce que tu attends ! – hurlent-ils. Dribble pas, ne perds pas ton temps – plus vite, vas-y, attends, au but ! Tire ! Marque ! But, but ! Pas si haut – regarde cet imbécile, qu’est-ce qu’il attend ?! C’est inouï ! C’est scandaleux ! Saloperie ! Il l’a passé ! Il aurait dû botter en touche ! Il aurait dû faire une tête ! On ne peut pas travailler comme ça ! A-llez, Emté-ka ! A-llez, Emté-ka !

Le public apprend aux gars à jouer, comme l’hirondelle apprend à voler à ses oisillons. Ce qui m’étonne c’est de ne pas voir l’un ou l’autre descendre sur le terrain, prendre le ballon des mains du joueur, pardon, de ses pieds, je veux dire : « Dégage, tu n’y connais rien – regarde, comment il aurait fallu ! ». Les joueurs, eux, lèvent un regard acide vers ces cris, comme le partenaire de belote simplet d’autrefois, qui a reçu un jour une gifle au milieu d’une partie à le faire rouler sous la table – alors de là il a répondu, furieux : « Pourquoi, c’est la dame de carreau que j’aurais dû ? ».

Bref, je ne comprends rien à tout ça. C’est un sport beau et sain, indéniablement – mais ces trente mille-là ne jouent pas, ils ne font que regarder ? Il s’agit certainement d’une hypnose de masse. Ce n’est pas fait pour l’élite, ce n’est pas fait pour des poètes comme moi, dont l’imagination s’élève dans des songes de rares visions, se laisse emporter loin au-dessus des foules. Je m’en vais. D’autant plus que je dois encore terminer mon poème "Dimanche de Pâques".

Mais ici au café c’est impossible, au restaurant non plus – il y a trop de bruit, tout le monde est furieux, parle du match, du score. « Je te jure que la Slavia était meilleure – le résultat de deux à un reflète la réalité. » « Ça va pas la tête ? Le MTK a saboté le match. »

Rentrons à la maison, dans ma chambre paisible, derrière le rideau baissé, dans mon lit… loin du football, loin du bruit du monde devenu fou… je pourrai composer ma dernière strophe.

Je baisse le rideau, je ferme les yeux. Pâques… pâques… lumières… résurrection… résurrection… euh… c’est vrai, le MTK manquait de punch… hé, qu’est-ce que c’est… des nuages… la porte du paradis… évidemment… à la dernière minute la balle a rebondi sur la barre… Molnár tire toujours trop haut… je l’ai toujours dit… c’est pas comme ça qu’il aurait dû… Je vais lui montrer, moi…

Vers l’aube ma femme me secoue toute endormie. Je l’empêche de dormir. Dans mon sommeil je crie sans cesse : « Opata ! Opata !... A-llez, Emté-ka ! A-llez, Emté-ka ! »

 

Suite du recueil

 



[1] Club sportif hongrois, fondé en 1888.

[2] Zoltán Opata (1900-1982). Célèbre footballeur hongrois de l’époque, plus tard entraîneur.